Le « Winnipeg » avait appareillé un mois plus tôt du sud-ouest de la France. Dans le petit port de Trompeloup-Pauillac, sur l’estuaire de la Gironde, le vieux cargo français avait été aménagé, ses cales gavées de couchettes pour recevoir des passagers, réfugiés républicains de la Guerre civile espagnole (1936-39).
Ceux-ci croupissaient dans des camps d’accueil en France, dans des conditions qui avaient ému le poète Pablo Neruda. Celui qui allait devenir Prix Nobel de Littérature (1971) était alors un jeune diplomate chilien passé en poste en Espagne, où il épousa la cause républicaine.
Il convainquit le président chilien de l’époque, Pedro Aguirre Cerda, de recevoir les réfugiés et de le nommer, à Paris, consul en charge de leur immigration. Le Chili sortait d’un terrible tremblement de terre à Chillan, dans le sud (près de 30.000 morts): il avait besoin de bras.
« Le Chili était alors un petit pays pauvre, et venait de subir ce séisme. Mais s’il n’y avait pas eu au pouvoir le président Aguirre Cerda, le Winnipeg n’aurait jamais vogué, et je ne serais pas là pour vous parler », raconte à l’AFP le peintre José Balmes, 12 ans à l’époque.
En France, Neruda, aidé de son épouse argentine Delia del Carril, se démena, fit jouer ses réseaux, réunit des familles, affréta le cargo de fabrication canadienne, le fit transformer à quai en Gironde, jusqu’au grand départ. Avec d’émouvantes scènes de retrouvailles de parents séparés depuis des mois.
Les souvenirs du voyage habitent encore les 180 survivants de la grande Transatlantique du Winnipeg, via le canal de Panama et le Pacifique sud, qui ont laissé loin derrière l’Europe, où la Seconde Guerre mondiale éclatait.
Agnes Bollade, elle, n’a pas de souvenirs: elle a vu le jour pendant le mois de traversée. Ses parents, Soledad et Eloy Alonso décidèrent de l’appeler America, puisque telle était leur destination.
« Mais le capitaine du bateau leur demanda de m’appeler Agnes, en mémoire de son épouse tuée pendant une attaque des franquistes. C’est ainsi qu’ils m’ont nommée: Agnes America Winnipeg », raconte-t-elle aujourd’hui.
L’arrivée, la nuit du 2 au 3 septembre, fut « incroyable », s’émeut encore Balmes. « Tout était illuminé. Les Catalans à bord disaient que Valparaiso ressemblait à Barcelone. Au port, nous avons été accueillis par (le futur président) Salvador Allende, alors ministre de la Santé ».
Le voyage en train jusqu’à Santiago (160 km) fut « un rêve, un monde de bonheur. Les gens nous lançaient des roses, des oeillets… », se souvient l’artiste mondialement reconnu, aujourd’hui directeur de musée à Santiago.
La président Michelle Bachelet a rendu un hommage officiel mardi à « l’authentique épopée » du Winnipeg, et à l’apport discret et influent de ses passagers si divers et de leur descendance, « ces typographes, ces écrivains, ces boulangers, ces pêcheurs, ces imprimeurs, ces ébénistes, ces commerçants ou ces dramaturges (…) auxquels nous devons en partie la physionomie du Chili d’aujourd’hui ».
De Neruda (mort en 1973), sont restées quelques lignes écrites à son départ de France, attestant qu’il considéra l’épopée du Winnipeg, « ses 2.000 Républicains qui chantaient et pleuraient », comme une de ses plus belles missions.
« Que la critique efface toute ma poésie, si bon lui semble. Mais ce poème dont j’évoque aujourd’hui le souvenir, personne ne pourra l’effacer.. ».
AFP