mardi 26 novembre 2024 17:25

« Brûler » les frontières ou franchir les barrières sociales

Les jeunes Marocains qui tentent par tous les moyens de partir du Maroc sont plus connus par le nom qu’on leur donne – les « haraga », « brûleurs » – que par les situations qui les poussent à partir. Le désir de partir est pourtant parfois l’expression d’un malaise profond. A Khouribga, un projet pilote de l’Organisation internationale pour les Migrations (OIM),s’est intéressé à ces jeunes. L’expérience a permis de saisir davantage la complexité de leurs situations.   Frédéric Shmachtel avec Giulia Micciché*

Au Maroc, les migrations faisaient partie de l’histoire bien avant les vagues migratoires des années 60 et 70.  Depuis le début des années 1990, un phénomène particulier prend cependant de l’ampleur : le départ d’adolescents, de mineurs non-accompagnés, vers l’Europe, qui s’engagent très souvent dans la clandestinité. Au  milieu des années 2000, des chercheurs en migrations transnationales ont appelé à considérer ces jeunes comme de « nouveaux acteurs » des migrations, d’autres les appellent les « rebelles de la mondialisation ». Ces  jeunes de catégories sociales inférieures défient la logique selon laquelle la mobilité géographique et sociale est  réservée aux globetrotteurs des couches aisées. Quelles sont les motivations qui poussent certains jeunes à partir malgré les risques ? Que représente la migration pour eux ?

Pour répondre à ces questions, le socio-psychologue italien Francesco Vacchiano met en avant les changements historiques qui s’opèrent au Maroc et que les jeunes  vivent de manière particulièrement intense. Exode rural, émergence de bidonvilles, privatisation de la force de  travail, croissance démographique mais aussi scolarisation en hausse (relative, toutefois) : le Maroc d’aujourd’hui  n’est plus celui de leurs parents, il se modernise.

La modernité, le désir d’être autre

Cette « modernisation » crée  un sentiment d’attente, un espoir que la vie s’améliore de manière palpable. « La modernité est le désir d’être autre », estime le psychanalyste tunisien Fethi Benslama. M. Vacchiano applique cette définition au Maroc. Si ce désir de changement ne peut être réalisé au Royaume, si des jeunes se trouvent dans l’immobilité sociale alors  l’émigration devient une option. Malgré les risques que comporte la traversée clandestine des frontières, l’ailleurs  devient attractif.

Dans une étude pour l’OIM, Francesco Vacchiano a mis en lumière d’autres caractéristiques de la migration irrégulière de mineurs. Elle n’est pas seulement un projet individuel, mais familial. L’adolescent doit ou a le sentiment de devoir contribuer au bien-être matériel de la famille. La migration peut aussi être le produit d’échecs scolaires, de familles déchirées et de situations d’exclusion sociale. Le chercheur relève également un manque d’espaces d’expression, de possibilités de participer et d’être acteurs de changements dans leur entourage. Les jeunes ne sont pas suffisamment pris en considération dans leur communauté.

Khouribga, foyer important d’émigration marocaine

Khouribga est une des villes marocaines les plus marquées par les migrations. Ville minière, elle s’est constituée à partir de migrations internes. Les dynamiques migratoires ont changé : aujourd’hui elle est l’une des régions marocaines d’où le plus de jeunes tentent la migration vers l’Europe et plus spécifiquement vers l’Italie. L’OIM y a mis en oeuvre, pendant deux ans et demi, un programme de Solidarité avec les Enfants du Maroc (SALEM, voir encadré).

L’expérience du travail social avec les quelques 1400 jeunes de la ville ayant profité du programme confirme les conclusions du sociopsychologue. A Khouribga, comme ailleurs, les jeunes sont confrontés à de grandes difficultés quand ils cherchent un emploi, surtout lorsqu’ils ont un faible niveau scolaire. Au delà de ces difficultés objectives, l’attitude qu’elles provoquent  parmi les jeunes est  frappante. Le sentiment qu’aucune ascension sociale ne sera jamais possible est très fort.

Le contact avec les MRE suscite l’envie

L’expérience à Khouribga montre que cette perception est renforcée par le retour temporaire de Marocains résidant à l’étranger. Les jeunes constatent la mobilité des MRE, face à laquelle leur immobilisme n’apparaît que plus clairement.

En l’absence de perspectives viables, les jeunes sont souvent incapables de se  projeter dans l’avenir ni de tracer leur propre chemin dans une société qui ne leur offre pas assez d’espaces d’expression et d’évasion. Prend ainsi forme l’idée que la migration est l’unique opportunité possible pour se  réaliser et pour aider sa propre famille. Partir devient même un acte d’orgueil devant l’immobilité de leur environnement mais cela signifie aussi revenir en ayant réussi.

Ainsi, la réponse à priori simple à la question « pourquoi partir » apparaît sous un autre jour. « Pour gagner de l’argent », disent-ils mais cela cache un désir de  reconnaissance, la possibilité d’envisager un futur différent, de pouvoir s’exprimer et d’être entendus.

2/4/2011, *Giulia Micciché, Consultante de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM Rabat, Maroc)

Source : Yabiladi

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