Droit de vote aux législatives, mais aussi bataille linguistique, échec scolaire et intégration... Franco Barilozzi, le directeur du Comité de liaison des associations d'étrangers (CLAE), affirme qu'une large frange de la population a – ou devrait avoir – son mot à dire sur l'avenir du pays.
Le Luxembourg est le pays d'Europe qui présente la proportion la plus élevée de non-nationaux parmi ses résidents (près de 44 %). Autre record, il a accepté 33 immigrants pour 1 000 habitants en 2010. Un pays très accueillant, donc ?
Franco Barilozzi : C'est vrai. Mais c'est le fruit d'une politique d'immigration choisie, européenne en l'occurrence. D'abord italienne après la guerre, puis espagnole, car à l'époque on avait un grand besoin de main-d'œuvre peu qualifiée pour faire fonctionner l'économie luxembourgeoise.
Puis cette immigration s'est tarie à partir des années 60, au profit de l'immigration portugaise, qui représente aujourd'hui la plus grande communauté étrangère au Luxembourg. La crise récente a réactivé cette immigration des pays du Sud, mais ce n'est pas sans poser des problèmes, car au Luxembourg aussi le travail n'est plus ce qu'il était avant.
Pourtant, le pays a toujours un besoin vital d'immigration. Qu'elle soit peu formée ou très bien formée, elle fait tourner notre économie. C'est un fait : la création d'entreprise, c'est surtout le fait de gens qui viennent de l'étranger. L'immigration alimente aussi une certaine natalité nécessaire pour maintenir le système de pension.
Le Luxembourg se singularise aussi par son faible taux de troubles interculturels...
Je crois qu'une économie qui fonctionne, où tout le monde ou presque a un travail et un logement, joue beaucoup dans l'apaisement des tensions et dans l'intégration de ces populations. Un autre facteur est le dynamisme associatif et syndical. De plus, il y a moins de rhétoriques du genre "les étrangers prennent le travail des Luxembourgeois", puisque la population reste assez segmentée entre les différents secteurs du marché du travail : la construction, le secteur financier, la fonction publique...
Et les étrangers ont-ils voix au chapitre, en 2013?
On vit dans un pays démocratique, donc oui, les gens peuvent s'exprimer. Mais que leurs souhaits soient pris en compte, ça c'est autre chose... Or, si on regarde les politiques, le gouvernement, le Parlement, cette partie importante de la population n'y est pas représentée en conséquence. Heureusement, les syndicats, les associations, etc., changent la donne, mais peut-être parce que ces secteurs sont en lien direct avec les étrangers.
Par contre, il faut reconnaître qu'au niveau des élections communales et européennes, le Luxembourg a quand même une législation très en avance par rapport aux autres pays environnants où les étrangers ne peuvent pas forcément voter ni être élus. Mais au Luxembourg, la participation des étrangers à ces élections reste encore faible, on l'a vu aux communales (NDLR : 17 % de participation en 2011). La participation est un peu meilleure pour les élections sociales, car il y a derrière un intérêt social et salarial direct, mais elle reste insuffisante.
Par contre, les bureaux de vote restent toujours fermés aux étrangers lors des législatives.
L'idée fait son chemin. Lentement, mais ce n'est plus un tabou. Certains partis commencent à y être favorables, parce qu'un pays ne peut pas se permettre d'ignorer la voix de la moitié de sa population. Nous, on pense que les droits en général devraient être ouverts à tous ceux qui travaillent, participent et font vivre l'essor économique et social d'un pays.
Les partis en parlent-ils assez dans leurs programmes?
Non. On a regardé leurs programmes – écrits en luxembourgeois, d'ailleurs, on attend toujours une traduction : cette thématique reste minime. Déi Lénk me semble très ouvert au vote des étrangers, c'est le seul parti qui est clair là-dessus. Du côté des verts, il y a aussi des ouvertures. Et puis, on note aussi quelques voix discordantes dans d'autres partis, comme au DP, où quelques personnes ne sont pas contre malgré la position officielle du parti. Et puis, avec l'ADR et le CSV, on sait où on va : ils sont clairement contre.
Que pensez-vous de l'ADR justement, qui malgré cette opposition est le parti qui a le plus de candidats d'origine étrangère pour les élections?
On peut y voir un paradoxe, effectivement. Car à côté de ça, ce parti prône une régulation très sévère de l'immigration, et joue sur la crainte qu'ont des personnes installées au Luxembourg, y compris les étrangers, d'une plus grande ouverture des frontières ou de la démocratie... C'est du populisme. Par exemple, quand ce parti dit "Langue luxembourgeoise égale intégration", c'est très simpliste et très populiste.
Ce débat sur la langue luxembourgeois trahit un repli identitaire, selon vous?
Oui. Dès qu'on parle de langue, tout le monde s'énerve, c'est ultrasensible. Les politiques ont leur part de responsabilité dans cette tension. On assiste depuis un certain nombre d'années à un retour de la langue luxembourgeoise en tant que langue utilisée dans le débat public, politique, et plus seulement dans la sphère familiale... Mais je rappelle qu'au Luxembourg, on a trois langues officielles : le luxembourgeois, le français et l'allemand. Elles sont toutes importantes. Et aujourd'hui, il faut avoir un regard pragmatique sur la question.
Si on regarde l'utilité première d'une langue, qui est de communiquer dans la vie de tous les jours, le luxembourgeois n'est pas la langue la plus utile, les statistiques le prouvent. La personne qui parlerait, je ne sais pas, uniquement le japonais et le luxembourgeois aurait du mal à communiquer et travailler au Luxembourg! Elle aurait plutôt besoin du français, de l'allemand, de l'anglais. Or celui qui arrive au Luxembourg commencera à apprendre la langue la plus proche de sa langue d'origine. Et généralement, pour les pays du Sud, c'est le français, et pour les pays de l'Est, c'est l'allemand.
Connaître le luxembourgeois ne serait donc pas indispensable?
Le luxembourgeois, à mon avis, est la langue qu'on peut apprendre plus tard, mais pas forcément. Mais oui, c'est une langue importante si on veut approfondir ses relations sociales, accéder à certains secteurs professionnels. D'ailleurs, c'est faux de dire que les étrangers ne l'apprennent pas. Regardez les cours de luxembourgeois, ils sont souvent pleins. Regardez les enfants de l'immigration, qui vont à l'école luxembourgeoise. Leur langue de tous les jours, ce n'est ni l'italien, ni le portugais, ni le français, c'est le luxembourgeois. Donc, il faut laisser le temps au temps.
Revenons aux législatives : qui dit donner le droit de vote aux étrangers dit les soumettre, aussi, à l'obligation de vote, comme les Luxembourgeois?
Sur le principe, tout droit implique des devoirs. Mais on ne nie pas qu'il faut du temps pour s'intégrer, et qu'offrir le droit de vote à une personne fraîchement débarquée, c'est difficile. C'est une possibilité qui devrait être offerte à toutes les personnes intégrées et désireuses de participer à la vie politique du pays.
On ne peut nier, aussi, qu'une partie de ces étrangers ont les pieds au Luxembourg mais la tête dans leur pays d'origine...
Bien sûr, il y a des personnes qui ne viennent au Luxembourg que pour gagner leur vie. Il ne faut pas le nier, ni culpabiliser les gens parce qu'ils ne sont pas intéressés par la politique. Car ce désintérêt existe aussi chez les Luxembourgeois. Et puis, je rappelle que l'origine des immigrants joue beaucoup : selon qu'une personne vient d'un pays très politisé, ou bien marqué dans son histoire par un régime dictatorial, cela va jouer sur sa volonté d'engagement.
Les étrangers qui veulent participer à la vie politique peuvent aussi adopter la nationalité luxembourgeoise...
Oui. Certes, l'assouplissement de l'acquisition de la nationalité luxembourgeoise a permis à une partie des étrangers, environ 10 000, de devenir électeurs. Mais c'est peu. Car cela reste difficile compte tenu des délais de résidence et des compétences linguistiques exigées. Et puis, acquérir la double nationalité, pour certains, n'est pas possible, car parfois la législation de certains pays d'origine ne le permet pas. Acquérir une double nationalité n'est pourtant pas qu'avoir des droits supplémentaires, c'est aussi reconnaître qu'on a une double appartenance culturelle.
Une autre préoccupation du CLAE est l'égalité des chances dans le milieu scolaire.
Le Luxembourg a pris pas mal de retard avant de se rendre compte du problème. C'est un gâchis total. Des générations entières de jeunes issus de l'immigration sont sorties de l'école sans diplôme, sans formation, jusqu'aux années 2000, et même au-delà.
Pourtant, une étude de l'OCDE datant de 2012 affirme que les performances scolaires des enfants immigrés sont désormais quasi identiques à celles des enfants nés dans le pays, et que 70 % des personnes nées à l'étranger ont un travail.
Oui, heureusement, des réformes ont depuis été faites, et le taux d'échec des enfants d'immigrés s'est réduit, même s'il n'est pas optimal. Je pense notamment au travail de Mme Delvaux (la ministre de l'Éducation nationale), qui va dans le sens d'offrir les mêmes chances pour tous à l'école. Mais il reste que la moitié des jeunes à l'école sont issus de l'immigration, et n'ont pas la langue luxembourgeoise comme langue maternelle. S'il y a une meilleure prise en compte de cela, certains continuent d'aller faire leurs études à l'étranger pour des raisons linguistiques, ou d'opter pour l'École européenne.
Une autre préoccupation du CLAE est l'accueil des demandeurs d'asile.
Dans de nombreux pays, il y a un réflexe de fermeture, y compris au Luxembourg. Le fait qu'on ait désormais un centre de rétention où l'on met les personnes indésirables en recherche de protection ou d'une vie meilleure est significatif... Mais ce que l'on voit, ce n'est que la pointe de l'iceberg. 99 % de ces personnes qui fuient leur pays restent dans la région environnante, en Afrique ou ailleurs. Et on oublie souvent le passé. On oublie que les Luxembourgeois ont aussi été des demandeurs d'asile, notamment en France durant la guerre. Et une personne qui est prête à tout pour fuir son pays est aussi certainement plus motivée que d'autres pour s'intégrer dans un autre pays.
Pour finir, parlons d'une des fiertés du CLAE, le festival des Migrations, qui accueille plus de 30 000 visiteurs chaque année. Est-il soutenu en conséquence?
On a des soutiens. Il lui manque peut-être une reconnaissance publique et politique, dans le sens où on voit toujours ce festival comme un lieu très folklorique où les étrangers font la fête, alors qu'on voudrait que ça soit la fête de tout le monde, le reflet du Luxembourg dans sa globalité. Pourtant, énormément de gens – écrivains, artistes, etc. – viennent de l'étranger pour participer au festival, et repartent enthousiastes, en répercutant dans leur pays l'idée que le Luxembourg n'est pas seulement le pays des banques, mais aussi un pays riche de sa diversité.
2013-09-30, Romain Van Dyck
Source : .lequotidien.lu