dimanche 24 novembre 2024 23:54

Immigration : qui est Michèle Tribalat, la démographe adulée par le FN ?

Jean-Marie Le Pen aimerait lui offrir une « carte d'honneur », sa fille la cite constamment. La spécialiste de l'immigration veut elle dégommer la « bien-pensance ».

Avec l'habitude, on le sent venir. Marine Le Pen ne manque jamais une occasion de citer les travaux de Michèle Tribalat, comme point final à tout débat. Cette démographe à l'Ined (Institut national d'études démographiques), spécialiste des « flux migratoires », dégomme la « bien-pensance » et les ratés du « multiculturalisme ». Du caviar pour le Front national, qui ne se gêne pas pour l'enrôler à la hussarde.

Making of

Michèle Tribalat a accepté de répondre à nos questions par écrit. Dans un souci de transparence, nous publions donc l'intégralité de ses réponses (Fichier PDF). Elle demande aux politiques de se « préoccuper de la réalité » et de ne pas laisser au Front national le « parler vrai ».

Illustration lors de l'émission « Mots croisés » du lundi 21 octobre. Le démographe Hervé Le Bras, classé à gauche, tente de faire valoir quelques chiffres sous la mitraille frontiste.

« Marine Le Pen : Que connaissez-vous, Monsieur, à l'immigration à part ce que vous en avez lu dans les rapports de l'OCDE ?

Hervé Le Bras : Vous méprisez les statistiques. [...] Vous-même et vos électeurs êtes dans le fantasme le plus absolu.

– C'est vous qui êtes en totale déconnexion avec le réel. »

A la fin de l'esclandre, le livre co-écrit par Hervé Le Bras et Emmanuel Todd est agité devant la caméra. Son titre : « Le Mystère français » (Seuil, 2013). Saisissant le mot « mystère » au bond, Marine Le Pen lâche, vacharde :

« Vous voyez que vous n'y comprenez rien. [...] Je vous conseille de lire le livre de Michèle Tribalat, "Les Yeux grands fermés", car ça vous correspond assez bien. »

Lui donner une « carte d'honneur » au FN

Il y aurait donc deux camps. Les universitaires béni-oui-oui, tripatouillant des séries statistiques faussées, pour louer, dans un grand moment orwellien, les bienfaits de l'immigration, sous les applaudissements de la gauche « Terranovienne ». Et puis Michèle Tribalat.

Ces dernières années, la démographe est devenue une référence obligée au Front national. Ses interviews tournent dans la réacosphère. Les jeunesses frontistes y piochent leurs argumentaires. Et lorsque la chercheuse fait part de ses inquiétudes sur l'Islam, Jean-Marie Le Pen applaudit :

« Madame Tribalat vient pas à pas vers des thèses qui sont celles du Front national. [...] Je ne désespère pas de lui offrir un jour une carte de membre d'honneur de [notre parti]. »

Les frontistes se délectent d'autant plus que la chercheuse a évolué : n'avait-elle pas publié, il y a quinze ans, un livre pour dénoncer les « élucubrations statistiques » de la droite dure ? Elle avait même reçu à l'époque le prix satirique Lyssenko, décerné par le Club de l'Horloge, confrérie d'intellectuels et de politiciens très à droite.

Elle explique :

« Autrefois, [le FN] cherchait à alarmer l'opinion publique en sortant de son chapeau les chiffres les plus extravagants sur l'ampleur de l'immigration. [...] Aujourd'hui, il a de moins en moins recours aux exagérations et se contente bien souvent des données dont tout le monde se sert. »

Son travail dans « Face au Front national » (La Découverte, 1998) consistait à démâter le rapport Pierre Milloz (1990), qui validait très largement les thèses du Front national sur le coût de l'immigration. Aujourd'hui, c'est elle qu'on accuse de faire le jeu de la droite nationaliste. La boucle est bouclée.

« Rythme des Trente glorieuses »

« Assimilation : la fin du modèle français » de Michèle Tribalat

En septembre dernier, elle publie « Assimilation, la fin du modèle français » (Ed. Le Toucan). Le livre brosse un tableau sombre et inquiétant de l'immigration. Et prend à rebrousse-poil le « conte de fée » des « immigrationnistes » déjà dénoncé dans « Les Yeux grands fermés » (Ed. Denoël, 2010).

A l'époque elle prévenait que son analyse était volontairement pessimiste afin de « rééquilibrer » la palette d'arguments. Cette fois, la précaution n'est pas mise en exergue.

Recyclant ses précédentes études, elle conclut que la France, malmenée par des politiques migratoires imposées par l'Europe, en est réduite à trouver un moyen de contenir les effets pervers du « multiculturalisme ». Le bouquin a le mérite de la clarté. Tentons un résumé.

Désordre qui serait dû aux œillères de l'Insee et de l'Ined. Les deux instituts préféreraient minimiser l'importance de la poussée migratoire, en laissant utiliser le solde migratoire global, qui masque « un solde négatif des natifs ou des nationaux et un solde positif des immigrés ou des étrangers ». Après quelques calculs, Michèle Tribalat estime que l'intensité migratoire actuelle est équivalente à celle des Trente Glorieuses.

Si bien que dans certains pays européens, « les natifs au carré [de deux parents nés sur le sol français, ndlr] pourraient devenir minoritaires » d'ici 2060, dans certaines tranches d'âge. Même si la France devrait être « moins exposée à ces changements pourvu que la fécondité ne suive pas l'exemple de ses voisins ».

Au passage, elle plaide pour une politique nataliste, estimant que l'afflux d'immigrés ne peut résoudre la question du vieillissement démographique : il est douteux que l'immigration bénéficie à la croissance économique et renfloue les caisses des prestations sociales (des points très débattus par les économistes, et dont les résultats dépendent du mode de comptabilité).

La société française, sécularisée, ne pourrait assimiler aussi facilement les immigrés musulmans que ceux de culture européenne. D'autant que les mariages mixtes seraient de plus en plus rares et la « visibilité » de l'Islam, poussé par la démographie, de plus en plus importante.

L'« assimilation » serait donc battue en brèche. Les catégories populaires, en première ligne, déserteraient les quartiers populaires ou se replieraient sur leur pré-carré. Aggravant ainsi la fragmentation de la société.

Bref, on comprend que le Front national soit sous le charme.

Diviser par vingt l'immigration ? « Extravagant »

Se disant allergique au politiquement correct, Michèle Tribalat ne s'interdit pas de dénoncer, avec quelques précautions, le « racisme antiblanc ». En revanche, elle a abandonné le terme « Français de souche », remplacé par « natif au carré » (de deux parents nés sur le sol français).

Explication :

« L'emploi de l'expression "Français de souche", dont j'ai constaté qu'il n'avait pas disparu, y compris à France Culture, a été un des arguments utilisés par Hervé Le Bras pour m'acoquiner avec l'extrême droite. »

Sans dénigrer les frontistes, elle garde ses distances. Quand on lui demande de jeter un œil au programme du Front national, elle nous fait parvenir plusieurs points de désaccord :

« L'idée de diviser par vingt le flux d'immigration en cinq ans me paraît absolument extravagante. Cela suppose que l'on sorte, pas seulement de l'euro comme le propose le Front national, mais de l'Union européenne qui veille par la Cour de justice européenne à ce que les droits des migrants soient respectés. »

« Le Front national décrète que l'assimilation est toujours possible. Ce que je ne crois pas. Ça ne se décrète pas. Ça ne passe pas par des lois, mais par l'action du corps social, avec l'assentiment des élites politiques et intellectuelles. Il y faut la bonne volonté des classes populaires qui est mise à rude épreuve. »

« Faible goût pour la réalité »

La chercheuse se dit « très désappointée par la tournure que prennent les débats » et fatiguée d'être présentée comme une démographe « contestée ». Pour elle, la faute morale est du côté de la gauche bobo, qui ferait subir à d'autres son amour de la « diversité ».

A l'entendre, elle serait mis au ban pour le seul crime de faire éclater la froide réalité des chiffres, de se coltiner la rugueuse vérité, mise sous clef par le « mal français » – un « faible goût pour la connaissance de la réalité à laquelle sont souvent préférées les joutes idéologiques ».

Comme pare-feu, elle cite parfois George Orwell :

« L'abandon des illusions suppose la publication des faits, et les faits peuvent être désagréables. »

Mais en se focalisant sur certaines données, la démographe colore sa présentation. Elle cite plus régulièrement le chiffre des entrées que celui des sorties. Et lorsqu'elle calcule le solde migratoire des immigrés, elle se base sur des statistiques dont elle dit elle-même qu'elles sont peu fiables. Les critiques soulignent autant de petits décalages, qui assombrissent l'analyse.

« Protection interne », « protection externe »

Sa technique ? Feindre de rester dans l'observation pure. Ne pas touiller de projets concrets. Laisser à d'autres le soin de tirer des conclusions (déjà bien moulées par ses soins). « Je mets les faits sur la table, aux politiques de s'en emparer », dit-elle en substance. Mais dans le dernier chapitre de son livre, elle esquisse tout de même des propositions :

« Puisque nous sommes entrés dans l'ère du multiculturalisme, autant opter pour une application la plus restreinte possible ; c'est-à-dire tolérer ce qu'il n'est pas possible d'interdire sans violation des droits de l'homme. »

Et de détailler deux « protections » :

« Protection interne » : empêcher, par exemple, les pressions sur un musulman pour qu'il se conforme à ce que les autorités religieuses promeuvent ;

« Protection externe » : récuser toute entrave à la liberté des individus situés à l'extérieur d'un groupe. Par exemple, Plantu doit être libre de dessiner Mahomet sans être inquiété.

Au début, les statistiques ethniques

On voit mal comment elle pourrait ainsi mettre fin aux « joutes idéologiques ». D'ailleurs, lorsqu'elle accepte sur France Inter de faire la réplique à la socialiste chargée des questions d'immigration, Sandrine Mazetier, le débat tourne rapidement à la foire d'empoigne (pas nécessairement de son fait d'ailleurs).

Il faut dire que les bisbilles entre « pro- » et « anti-Tribalat » s'enracinent dans trente ans d'aigreurs et d'âpres débats. Des batailles mathématiques et politiques, avec ses clans, ses coups bas (sur le parcours personnel des uns ou des autres) et ses rancœurs persistantes.

Dans les années 90, Michèle Tribalat est accusée de miner les principes républicains en utilisant deux critères dans ses recherches : « l'appartenance ethnique » et « l'origine ethnique ». De quoi, pour certains, porter en germe une tentation xénophobe.

Hervé Le Bras mène la charge. Il soupçonne la droite nataliste de vouloir étendre son emprise sur la démographie. Dans son collimateur, des chercheurs appréciés de la Nouvelle Droite ou copinant avec le Club de l'Horloge. Les querelles dégénèrent au point de finir devant la justice.

Après ce premier coup de chaud, Michèle Tribalat claque la porte du Haut Conseil à l'intégration, en 2000. Elle publie dans la foulée, « La République et l'Islam » (Gallimard, 2002). Le livre pointe du doigt l'« angélisme » des pouvoirs publics et les tiraillements de l'Islam radical.

Petit à petit, sa vision se noircit. Aujourd'hui, elle travaille hors équipe. Et reste très prudente dans ses rapports avec les médias, échaudée qu'elle est par les « amalgames ».

Ses adversaires n'ont pas désarmé. Hervé Le Bras :

« J'ai eu l'occasion de débattre avec Mariani. Et bien je trouve Michèle Tribalat plus à droite que la droite populaire. »

27/10/2013, Rémi Noyon

Source : Rue89

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