Si l'immigration continue d'alimenter le débat en France, la question de l'émigration est, elle, nettement mois souvent évoquée. Pourtant, comme nous le montre André Bercoff dans son livre « Je suis venu te dire que je m'en vais ! », face à une croissance atone et des perspectives d'emploi peu réjouissantes, un nombre non négligeable de Français font le choix de quitter le pays, en quête d'un avenir meilleur. Et contrairement à une idée répandue, il est très loin de s'agir uniquement de riches exilés fiscaux.
JOL PRESS : Quelle est l'ampleur du phénomène d'émigration que vous décrivez ?
André Bercoff : Il y a, aujourd'hui, 1 600 000 Français inscrits dans les consulats dans le monde entier. Mais dans le mesure où beaucoup de Français partant à l'étranger ne s'inscrivent pas dans les consulats de leurs destinations respectives, la population totale d'émigrés français est en réalité bien plus large.
On estime, même s'il ne peut y avoir de chiffres précis, qu'ils seraient entre deux millions et demi et un peu moins de trois millions. La barre des trois millions sera probablement atteinte très rapidement. Mais selon moi, l'ampleur du phénomène est beaucoup frappante dans la perception et l'envie des personnes qui partent, que dans la réalité chiffrée.
JOL PRESS : Vous montrez dans votre livre que, contrairement à ce que l'on pourrait penser, les riches exilés fiscaux ne représentent qu'une infime minorité des émigrés français, quel est le profil des personnes qui partent ?
André Bercoff : Effectivement, il y a bien sûr des riches exilés fiscaux, qui vont en Suisse, en Belgique, ou ailleurs, pour protéger leurs avoirs, mais ces derniers ne représentent que 3 à 5% de l'entière population. Cette faible proportion m'a beaucoup frappé.
J'ai écrit ce livre parce que lors de conversations, j'entendais très souvent mes interlocuteurs évoquer un membre de leur famille à l'étranger. On me parlait d'un cousin en Australie, d'un enfant à Londres, d'un autre à Dubaï. Au début, je me disais qu'il était parfaitement normal, à l'heure de la mondialisation, que les jeunes aillent voir ailleurs. Sauf qu'aujourd'hui, on se rend compte que beaucoup décident de ne pas revenir en France.
Mais il serait faux de penser que cela ne concerne que les riches. Il y a des jeunes, des entrepreneurs, des cadres... les profils sont extrêmement diversifiés. Ce sont des personnes qui se disent, au fond, que leur avenir est très incertain en France. Elles veulent échapper à ce brouillard.
Il faut se rappeler que depuis la révocation de l'Edit de Nantes, et l'exil de nombreux protestants qui en a découlé, la France n'a jamais été une terre d'émigration. Elle a au contraire, historiquement, toujours été une terre d'immigration. Or, on s'aperçoit qu'actuellement, il y a une vraie tentation de partir, qui se manifeste chez des personnes très différentes, pas uniquement les plus riches.
Si l'on prend une ville comme Londres, la sixième ville française d'une certaine manière, avec ses 300 000 Français, on constate encore une fois la grande diversité des profils.
JOL PRESS : Cette « rupture » avec une histoire marquée par l'immigration est-elle si récente ? Est-ce la crise actuelle qui a déclenché le phénomène ?
André Bercoff : Je dirais que cela a commencé il y a une trentaine d'années, avec une accélération très nette depuis dix ans environ. Ce n'est donc pas dû à la gauche ou la droite exclusivement, mais plutôt à un certain nombre de facteurs et d'évolutions qui ont conduit les gens à s'interroger sur leur avenir, à avoir des doutes. Il y a selon moi, désormais, une vraie tentation de l'émigration, qu'il ne faut pas nier.
Bien sûr, je ne dis pas qu'elle touche tout le monde, puisqu'il faut aussi avoir les moyens de partir. Mais, elle ne se concentre pas uniquement sur les riches, ou même sur la classe moyenne supérieure, elle touche beaucoup de personnes issues de la classe moyenne en général.
JOL PRESS : Qu'est-ce que ces personnes « fuient » ? Les perspectives économiques moroses de notre pays ?
André Bercoff : Exactement. J'ai été très frappé, moi qui suis de la génération du « baby boom », qui ait vécu, en partie, ce que l'on a appelé les « Trente Glorieuses », par le nombre de personnes que j'ai interrogées, dans la génération des 30-40 ans, me dire qu'on leur a toujours parlé de chômage, qu'on les a mises en garde contre la dureté des conditions économiques.
Elles sont nées dans la crise, et se demandent si elles ne vont pas tomber dans la précarité. Bien sûr, il faut relativiser ce que cela sous-entend, la France restant un pays riche, une puissance importante. Ce qui les marque, c'est vraiment le sentiment d'une France à deux vitesses. Aujourd'hui, il y a plus un clivage entre la France protégée et la France exposée, qu'entre la gauche et la droite. La situation est très compliquée, pour les petites entreprises notamment, avec tous les jours des faillites, des chefs d'entreprises qui déposent le bilan.
Les gens voient cela autour d'eux et se demandent si l'herbe n'est pas plus verte ailleurs. Est-ce que c'est vraiment le cas ? Je ne sais pas. Mais il est clair que c'est ressenti comme ça.
JOL PRESS : Peut-on également parler de problème de génération, avec une fuite de la dette laissée par les générations précédentes ?
André Bercoff : Oui, c'est ce que je montre dans mon livre. Il y a eu un schéma de Ponzi, les gouvernements se sont comportés comme Bernard Madoff aux Etats-Unis. C'est-à-dire que l'on a laissé gonfler la dette en disant aux gens de ne pas s'inquiéter parce qu'on allait régler le problème du chômage, investir dans la sécurité sociale. On a payé en gonflant la dette, ce qui nous a mis entre les mains des marchés. La dette en France, aujourd'hui, c'est pratiquement 100% du PIB, 1800 milliards d'euros. On paie uniquement pour les intérêts de la dette, 4 milliards d'euros par mois.
Et cet argent, il faut bien le trouver quelque part. Mais, les générations que j'évoquais précédemment, quand on leur demande de payer, elles veulent savoir où va l'argent. Dans la mesure où elle n'ont pas de réponse claire et que de toute évidence, il faudra de nombreuses années à la France pour remonter la pente, elle estiment, ce que l'on peut déplorer, que leur avenir n'est pas en France.
JOL PRESS : Au-delà du niveau d'imposition, le manque de transparence du système est donc également problématique ?
André Bercoff : Il y a d'un côté la massue fiscale, qui est imposée du fait de l'objectif affiché de réduire la dette, mais de l'autre, on constate que les dépenses publiques ne diminuent pas vraiment. Et quand je parle des dépenses publiques, c'est aussi bien l'Etat central que les collectivités locales.
Les gens voient leurs impôts augmenter et se demandent où va l'argent public, pourquoi on dépense tant. Il y a une sorte de ras-le-bol fiscal, parce que l'on ne sait pas vraiment comment l'argent est distribué, réparti, si le système est vraiment juste. Devant cette situation, il y a les bonnets rouges qui manifestent en Bretagne, et il y a ceux qui partent, et qui votent, d'une certaine manière, avec leurs pieds.
JOL PRESS : D'après vous, peut-on considérer que cela s'explique également par un problème de système politique, avec un sentiment que le bipartisme empêche une autre force politique d'émerger, et qu'il n'est pas possible de passer par les urnes pour obtenir un changement ?
André Bercoff : Les personnes que j'ai interrogées ont ce sentiment là. On voit très bien qu'il y a un ras-le-bol général. Ce qui est nouveau, depuis quelques années, c'est que des personnes qui ne descendaient pas dans la rue le font désormais.
Du mariage pour tous aux bonnets rouges en passant par les pigeons (les entrepreneurs), les poussins (les auto entrepreneurs), les asphyxiés (les professions libérales), il y a quelque chose qui se passe. Les gens ont envie de dire stop. Alors c'est ce que j'explique dans mon livre, certains décident d'aller voir ailleurs, c'est leur manière de dire que l'offre politique, et même au-delà, l'offre d'avenir, n'est pas bonne.
Rémy Brisson
Source : JOL Press