Les ressortissants d'origine latino-américaine sont aujourd'hui la première minorité aux Etats-Unis. A l'instar du Salvador - où Sanchez Ceren vient de remporter l'élection présidentielle - les transferts d'argent des immigrés vers leurs familles constituent une part importante du PIB de nombreux pays d'Amérique centrale et du Sud. James Cohen, professeur au Département Anglophone de l'Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, auteur de « Spanglish America » (Editions Le Félin), revient sur l'évolution et les enjeux de cette émigration massive.
JOL Press: A quand remonte l’émigration des populations latino-américaines vers les Etats-Unis ?
James Cohen : Les Etats-Unis, dans le cadre de leur expansion territoriale, ont conquis et absorbé la moitié nord du Mexique en 1846, dans une guerre qui a duré deux ans (1846-1848). Les premiers Mexicains aux Etats-Unis n’ont donc pas émigré : c’est la frontière qui a changé de place, pas eux. Il existe d’ailleurs un slogan humoristique, connu au Etats-Unis et au Mexique qui dit : « Je n’ai pas traversé la frontière, c’est la frontière qui m’a traversée ». Plus tard, toujours dans le cadre de leur expansion territoriale, les Etats-Unis, ont conquis l’île de Porto Rico en 1898. Quelques années après a débuté une migration importante des Portoricains à qui l’on avait conférer la citoyenneté entre temps.
JOL Press : Quelle a été l’évolution de cette émigration depuis les années 80 ? Comment expliquer cette poussée démographique ?
James Cohen : Si nous parlons de l’émigration récente des latinos, et le boom démographique de ces 20-25 dernières années, il s’agit d’un phénomène majoritairement mexicain, pour des raisons liées à la fois à la proximité géographique et aux bouleversements économiques et sociaux, à l’intérieur du Mexique, provoqué par le régime de libre-échange avec les Etats-Unis. Jusqu’à il y a 20 ans, pratiquement tous les Mexicains venaient d’une seule région du Mexique - le centre-nord - , alors qu’aujourd’hui ils viennent des quatre coins du pays. Plus de 10% de la population mexicaine vit aux Etats-Unis, ce qui représente plus de 11-12 millions de personnes. Depuis 1996, les Mexicains peuvent avoir la double nationalité et depuis 2000, ils peuvent voter de l’extérieur. Mais en réalité, les démarches sont tellement compliquées, qu’il y a très peu de votants. De même au Salvador, seulement un petit pourcentage des électeurs potentiels ont pu voter lors de l’élection présidentielle de février et mars dernier.
JOL Press : Les émigrés latino-américains aux USA pèsent-ils sur l’économie de leur pays de départ ? Vous évoquiez justement le Salvador où le transfert d’argent – les remesas – représente 18% du produit intérieur brut du Salvador : est-ce le cas dans d’autres pays d’Amérique centrale et du Sud ?
James Cohen : Oui, pour le Mexique, le Salvador, la République Dominicaine, l’Equateur, Guatemala, les remesas, - le transfert d’argent des émigrés vers leurs famille restées sur place - représentent un pourcentage important du PIB. Le rapport entre les migrations et la mondialisation libérale est très contradictoire : il y aurait eu moins d’émigrés s’il y avait eu moins de bouleversements économiques, moins de chômage et de pauvreté dans leur pays d’origine. Mais il est vrai que la possibilité d’envoyer de l’argent à fait une différence, permettant à des familles d’émigrés de changer de statut et de sortir de la pauvreté. Je n’irai cependant pas jusqu’à affirmer que cela représente un nouveau modèle de développement. Sauf exceptions, ce sont des aides individuelles, familiales mais qui n’ont pas beaucoup de conséquences sur le tissu économique du pays.
JOL Press : Quels sont les autres effets de cette émigration massive sur les pays de départ ? Assiste-t-on à une fuite des cerveaux ?
James Cohen : Dans les pays dont nous parlons comme le Mexique et le Salvador, la majorité des émigrés ne sont pas diplômés ni qualifiés, souvent pauvres, et ne représentent pas ce qu’on appelle une fuite des cerveaux. Mais ce phénomène existe quand même : il est vrai qu’une minorité des personnes qui émigrent de ces pays sont des cadres, des entrepreneurs ou des journalistes qui fuient leur pays car il y a des problèmes de sécurité graves dans certaines parties du territoire.
JOL Press: Les émigrés d’Amérique centrale et du Sud sont-ils devenus des acteurs fondamentaux dans la société américaine ?
James Cohen : Oui. La majorité des immigrés latinoaméricains occupent des emplois peu qualifiés : s’ils n’étaient pas là, un pan de l’économie s’effondrerait du jour au lendemain. C’est une présence qui est devenue structurelle, très importante dans certains Etats : on ne peut par exemple imaginer l’économie de la Californie sans ses émigrés, tout comme le Texas. Les émigrés sont actifs et indispensables.
JOL Press : Ont-ils désormais accès à la politique ?
James Cohen : Lorsqu’un immigré et naturalisé, il peut bénéficier de tous les droits du citoyen : il a ainsi le droit de voter mais également de se porter candidat. Il existe cependant certaines exceptions…Pour être Président des Etats-Unis, il faut être né aux Etats-Unis. Dans des villes, où il y a une présence immigrée importante - dans certaines villes du nord-est des Etats-Unis par exemple - des Dominicains issus de l’immigration occupent des postes dans des conseils municipaux. Cette présence ne bouleverse cependant pas beaucoup la donne.
JOL Press : Comment les Etats-Unis essayent-ils de freiner l’immigration des pays d’Amérique centrale et du Sud ?
James Cohen : Les Etats-Unis n’essaient pas de freiner l’immigration, c’est un mythe. L’immigration dans le cadre de la légalité continue à un volume important – pas loin d’un million d’immigrés annuels. Les employeurs qui ont besoin d’une main d’œuvre immigrée qualifiée sont très écoutés au Congrès. Là où il y a controverse et beaucoup de gros titres, c’est à propos des immigrés sans-papiers qui sont également très nombreux : majoritairement en provenance du Mexique. A partir des années 2005-2006, il y a eu un tournant répressif qui continue aujourd’hui.
JOL Press : Quels sont les Etats les plus répressifs ?
James Cohen : L’Arizona est l’épicentre et en quelque sorte le laboratoire des législations répressives contre les immigrés. En termes de droit constitutionnel, l’immigration est une fonction gérée et gouvernée uniquement par l’Etat fédéral et non pas par les 50 Etats du pays. Mais depuis quelques années, en l’absence d’une grande loi que le Congrès n’a pas réussi à voter, et dans l’incertitude par rapports à tous ces sans-papiers, certains Etats ont commencé à voter des lois qui permettent aux autorités locales de multiplier les contrôles d’identité, et mettre des immigrés soupçonnés d’être en situation irrégulière aux mains des autorités fédérales. L’Arizona a été le premier Etat dont les gouvernants se sont engagés résolument dans cette voie . Cet Etat apparaît comme l’épicentre et en quelque sorte le laboratoire des législations répressives contre les immigrés. D’autres Etats ont suivi cette voie comme l’Alabama, la Caroline du Sud ou encore le Mississippi. En adoptant des lois locales très répressives, il arrive que ces Etats franchissent la ligne constitutionnelle, car pour contrôler l’identité d’une personne il faut avoir motif légal valable, le simple soupçon ne suffit pas.
JOL Press : Quelles mesures ont été prises depuis pour accorder un statut aux immigrés en situation irrégulière ? Quelle a été la position de Barack Obama sur ce sujet ?
James Cohen : Barack Obama a décidé en juin 2012 - quelques mois avant sa réélection – de donner un statut temporaire à une partie des 11-12 millions « sans-papiers », notamment les jeunes (15 à 31 ans) qui sont entrés en bas âge avec leurs parents. Mais la même administration Obama a expulsé presque deux millions de personnes en cinq ans, au rythme de 400 000 par an – en majorité Mexicains ou centroaméricains. Barack Obama dit souvent qu’il veut freiner ces expulsions, et faire en sorte que seuls des criminels soient expulsés. Mais en réalité, il ne contrôle pas très bien l’appareil d’Etat : le ministère de la sécurité territoriale (« Homeland Security ») expulse à tour de bras, et jusqu’à maintenant Barack Obama n’a pas mis un terme à cela. Il a répété des promesses dans ce sens il y a quelques jours, on verra si elles sont cette fois-ci suivies d’effet…
James Cohen est professeur au Département Anglophone de l'Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3. Il est également l'auteur des ouvrages « Spanglish America » (Editions Le Félin) et de A la poursuite des « illégaux ». Politiques et mouvements anti-immigrés aux Etats-Unis, (Editions du Croquant).
19/03/2014, Louise Michel D.
Source : JOL Press