Après une semaine d'émeutes à Stockholm et ailleurs, l'image du paradis social-démocrate, temple de la tolérance et archétype de l'intégration des populations immigrées, en a pris un sacré coup.
Tolérance, pacifisme, aide au développement, écologie... Dans l'imaginaire mondial, la Suède était la quintessence de la social-démocratie, un parangon de vertu, un havre pour les réfugiés politiques, un modèle d'intégration. Une semaine d'émeutes (19-26 mai) a suffi à écorner cette pieuse image. Et à déciller les yeux des Suédois.
Les premiers troubles ont éclaté à Husby, une cité-dortoir de Stockholm. Voitures incendiées, écoles et boutiques détruites, policiers caillassés... Les jeunes de cette banlieue défavorisée de 12 000 habitants - dont 80 % sont d'origine étrangère - ont violemment exprimé leur colère face à l'exclusion dont ils se disent victimes. Les émeutes se sont propagées à d'autres banlieues de la capitale, puis à Malmö, la troisième ville du pays, Uppsala, Örebro et Linköping. Les incendies étaient provoqués pour attirer les forces de l'ordre et leur jeter des pierres, exutoire à toute une série d'humiliations quotidiennes : contrôles d'identité « au faciès », fouilles à la recherche de drogue, injures racistes.
Tout a commencé le 13 mai, lorsqu'un homme de 69 ans, retranché chez lui avec une machette, a été abattu par la police. « S'il avait été suédois, les flics ne l'auraient pas descendu », grogne un gamin du quartier. Furieux de constater qu'aucune enquête sur les circonstances de sa mort n'avait été diligentée, les habitants de Husby sont descendus dans la rue.
Faits divers
Ces émeutes sont moins graves que celles qui avaient embrasé les banlieues françaises en 2005, et les villes britanniques de Londres, Birmingham, Liverpool, Manchester ou Bristol en 2011. Mais le point de départ est identique : un tragique fait divers, un quartier pauvre, une intervention policière jugée excessive. À Clichy-sous-Bois, dans la banlieue parisienne, deux adolescents qui voulaient échapper à un contrôle s'étaient cachés dans un générateur EDF et étaient morts électrocutés. À Tottenham (Londres), un père de famille d'origine antillaise soupçonné d'être un dealer avait été abattu au cours d'une fusillade. Scénario du même genre dans une banlieue d'Amsterdam, aux Pays-Bas, en 2007. À l'époque, la Suède avait fait preuve de condescendance à l'égard de ses voisins européens. Elle s'enorgueillissait de n'avoir pas de passé colonial, donc de n'avoir rien à se reprocher, et de mener une politique d'intégration ambitieuse et généreuse.
Le pays a accueilli ses premiers immigrés, scandinaves pour la plupart, dans les années 1950. Dix ans plus tard, Grecs, Yougoslaves et Italiens affluent : la croissance est forte, les usines automobiles (Volvo, Saab, Scania) réclament de la main-d'oeuvre, le plein-emploi réjouit les coeurs et remplit les portefeuilles.
Olof Palme, le Premier ministre social-démocrate, marque les années 1970-1980 de sa patte progressiste. Se tenant à distance des États-Unis et de l'URSS pendant la guerre froide, il se pose en tiers-mondiste, condamne l'apartheid et la guerre du Vietnam, promeut l'aide au développement et la coopération. La Suède devient la terre d'accueil de tous les persécutés de la planète : victimes des dictatures d'Amérique latine, du conflit de l'Ogaden (1977), de la révolution islamique en Iran (1979), des crimes de Saddam Hussein, des guerres de Yougoslavie (années 1990), et aujourd'hui Afghans, Somaliens, Irakiens ou Syriens fuyant leurs dangereuses contrées natales.
En l'espace de trente ans, la Suède s'est muée en société multiculturelle : 15 % de ses 9,5 millions d'habitants sont des immigrés. C'est plus qu'en France (8,4 %) ou que chez ses voisins scandinaves (lire encadré p. 54). Parmi les 44 pays industrialisés répertoriés par l'ONU, elle est, proportionnellement à sa population, le deuxième pays d'accueil des demandeurs d'asile. En 2012, elle en a accueilli 44 000 - un record. Au total, plus de 80 000 personnes originaires de 170 pays émigrent en Suède chaque année.
D'énormes efforts ont été faits pour intégrer les nouveaux venus. Tous bénéficient de cours de langue suédoise, d'allocations sociales et d'une formation professionnelle en adéquation avec le marché du travail. Depuis 1975, ils votent aux élections locales. Enfin, pour ne pas être coupés de leurs racines, leurs enfants reçoivent des cours de leur langue maternelle.
Malaise latent
Les sans-papiers ne sont pas laissés pour compte. Depuis la loi sur l'immigration adoptée en 2011 par le gouvernement de centre droit, ils ont accès aux soins et leurs enfants sont scolarisés. Lorsque, dans le cadre du regroupement familial, des immigrés sont dans l'incapacité de présenter leurs papiers d'identité, il existe le recours à des tests ADN.
Hélas, il y a l'envers du décor. Ce malaise latent que les Suédois ont préféré jusqu'ici ignorer, alors que des émeutes ont déjà eu lieu à Malmö, en 2008, et à Rinkeby (banlieue de Stockholm), en 2010. Malgré une reprise économique à faire pâlir d'envie toute l'Europe, l'État providence a réduit la voilure. Les crédits alloués à la politique d'intégration en sont les premières victimes. De tous les pays de l'OCDE, la Suède est celui qui, en quinze ans, a connu la plus forte hausse des inégalités. « Une fracture sociale de plus en plus flagrante s'est installée dans la société, confirme Frédérique Harry, maître de conférences à la Sorbonne et spécialiste de la Suède. Depuis vingt ans, l'État conduit une politique de dérégulation et s'engage de moins en moins dans la lutte contre les inégalités. » Celles-ci ont un impact sur le chômage (il frappe 16 % de la population active née à l'étranger, contre 6 % pour les natifs de Suède), sur le logement (ces personnes sont littéralement parquées dans les banlieues) et sur le système éducatif (seuls 30 % des élèves des villes et quartiers défavorisés ont des notes suffisantes pour entrer au lycée, contre 90 % de ceux qui étudient dans le centre de Stockholm). Une présentatrice vedette de la télévision d'origine somalienne ou un acteur libanais à succès (Fares Fares) ne suffisent pas à occulter la réalité : des populations reléguées dans le petit commerce et peu présentes dans les PME, ou dont les recruteurs mettent les CV en dessous de la pile à la seule vue de leur patronyme.
Sabir
L'envers du décor, c'est aussi ces bonnes intentions qui n'ont pas porté leurs fruits. Le vote des étrangers ? Désabusés, ces derniers boudent les scrutins. Aux élections de 2010, ils n'ont été que 35 % à voter, contre 80 % des Suédois de souche. Le maintien de cours de la langue d'origine ? Ils ont entretenu le communautarisme et généralisé l'usage d'un sabir suédois dévalorisant sur le marché du travail. À cela s'ajoute un racisme latent, dont les intéressés ne sont pas dupes. Lorsque, ces derniers jours, ils se sont plaints d'avoir été traités de « sales nègres » et de « singes » par des membres des forces de l'ordre, la hiérarchie policière leur a conseillé de porter plainte. Une belle hypocrisie quand on sait que les hommes des brigades antiémeutes dissimulent souvent le matricule figurant sur leur casque sous un bout de scotch. En toute illégalité.
Grands vainqueurs de ces troubles, les Démocrates de Suède, un parti d'extrême droite, caracolent en troisième position dans les sondages. Après avoir obtenu 5,7 % des voix et 20 députés aux législatives de 2010, ils pourraient doubler leur score en 2014 et se retrouver en position d'arbitre. « Nous devenons peu à peu comme les autres pays », reconnaît Aje Carlbom, anthropologue à l'université de Malmö. L'aveu que le « modèle » suédois a vécu. Et que rien ne sera plus comme avant.
Contagion scandinave
En 2011, les diatribes contre les « non-Blancs » proférées par leur compatriote Anders Behring Breivik, l'auteur de la tuerie d'Utoya, avaient horrifié les Norvégiens. Et pourtant. Selon un sondage réalisé la même année, 53,7 % d'entre eux souhaitaient « mettre fin » à l'immigration, 48,7 % estimaient que l'intégration « fonctionne mal » et 83,5 % imputaient cet échec aux immigrés qui « ne font pas assez d'efforts ». Dans une Norvège qui compte 12,2 % d'étrangers, le populiste Parti du progrès ne cesse de progresser, témoignant d'une hostilité croissante à l'égard des non-Européens.
Au Danemark, où 10,1 % de la population est d'origine étrangère, le gouvernement libéral-conservateur allié à l'extrême droite a durci la législation en 2010 afin de privilégier les « mieux intégrés » au détriment des demandeurs d'asile. J.D.
04/06/2013, Joséphine Dedet
Source : Jeuneafrique