C'est un fantasme venu de l'extrême droite et qui gagne du terrain : selon la théorie du « grand remplacement », les Français seraient en passe d'être démographiquement évincés par des peuples non européens.
Quelle est votre réaction d'historien à la théorie d'un « grand remplacement » d'un peuple français par l'immigration ?
Elle met en évidence quelques uns des présupposés récurrents de l'extrême droite dans sa définition des « populations allochtones ». Premièrement, les « descendants d'immigrés » sont, par définition, français, puisque nés sur le sol français. Considérer ces populations comme étrangères revient à valider une définition biologique de l'appartenance au peuple français, en ignorant l'ensemble des processus de socialisation qui anime le creuset français, en particulier le métissage. Les études de l'INSEE montrent par ailleurs que les descendants d'immigrés se rapprochent des niveaux de rémunération, d'emploi et d'étude du reste de la population par rapport à leurs parents. Mais pour les théoriciens du « grand remplacement », les « descendants d'immigrés », dans leur acception biologique, seront éternellement des étrangers à la Nation, génération après génération. C'est évidemment ignorer les effets du métissage (mariages mixtes) et de l'intégration au sein du creuset français. Mais c'est aussi oublier que la part en France des résidents étrangers (11 %) la situe dans la moyenne des pays de l'Union européenne.
Peut-on parler d'un socle biologique « de souche » en France ?
Cette théorie d'un « changement de peuple », très anxiogène, suppose qu'une population blanche, stable, constituerait le « socle biologique » de la France, et que ce socle serait en voie d'être corrompu, voire détruit. Or, comme le démontrent toutes les études démographiques, la constitution historique de la population française repose, depuis le XVIIIe siècle, sur d'incessants mélanges, y compris extra-européens, qui altèrent considérablement la foi que l'on pourrait placer dans une « population blanche » française originelle. Mais on ne peut pas nier, par ailleurs, que les populations extra-européennes constituent la majorité des flux migratoires depuis le milieu des années 1970, favorisant des « angoisses anthropologiques » savamment exploitées par l'extrême droite.
Ce type d'angoisses ne date pas d'aujourd'hui. On retrouve l'idée récurrente, d'une « submersion »… depuis la fin du XIXe siècle. Avec l'ouverture coloniale et les premières grandes vagues d'immigration, l'activation d'un sentiment de submersion est en effet récurrente. Que l'on pense aux ouvrages du capitaine Danrit (L'Invasion noire, publié en 1895, puis L'Invasion jaune, en 1905). Il y a eu des campagnes de presse anti-immigrés dans les années 1890, et lors de la grand crise économique des années 1930, celles-ci portant spécifiquement sur les nord-africains. Le thème de la submersion fut utilisé dès la fin des années 1970 par le Front national, qui en fit l'un de ses credo, repris plus ou moins ouvertement par une partie des élites politiques, majoritairement (mais pas seulement) à droite. Dans le contexte de crise sociale et politique actuelle, les vieilles idées de l'extrême droite ont irradié dans le champ intellectuel, puisque de nombreux analystes brodent sur le thème de la submersion biologique (Renaud Camus) ou culturelle (Alain Finkielkraut). Souterrainement, se dessine un inquiétant imaginaire de purification de la société de ses éléments « allogènes », supposés à l'origine de la dilution biologique et culturelle de la nation.
24.01.2014, Frédéric Joignot
Source : LE MONDE CULTURE ET IDEES