dimanche 24 novembre 2024 23:58

30 ans après la marche des beurs : "Peut-on être Français et Arabo-Oriental ?"

Une exposition se penche sur les populations d'origines maghrébines, proche-orientales et ottomanes dans l'Hexagone. L'occasion de "casser" l'image grossière du musulman en France, explique l'historien Pascal Blanchard.

"Arabes", "musulmans"... qui se cache derrière ces mots-stéréotypes employés à l'envi par le personnel politique et médiatique français ? L'Institut du monde arabe (IMA) a choisi d'entrer dans le vif du sujet. L'exposition "La France arabo-orientale" (octobre, novembre, décembre 2013) met le projecteur sur les présences des populations maghrébines, proche-orientales et ottomanes dans l'Hexagone. Des populations qui ont contribué à bâtir l'histoire politique, culturelle, militaire, religieuse, artistique et économique de ce pays, de l'empire carolingien de Charlemagne à la République actuelle. Pour accompagner l'inauguration de l'exposition jeudi 3 octobre, et la sortie du livre éponyme le 10 octobre, un Jeudi de l'IMA exceptionnel réunit ce soir les spécialistes de cette histoire : Benjamin Stora, Naïma Yahi, Yasrine Mouaatarif, Yvan Gastaut, Salah Amokrane. Le débat se sera animé par l'historien Pascal Blanchard. Interview.

Vous éditez un livre (sortie en librairie le 10 octobre) à un moment où l'immigration devient une question omniprésente dans la société Française, pourquoi ce beau livre "La France arabo-orientale, treize siècles de présences du Maghreb, de la Turquie, d'Égypte, du Moyen-Orient et du Proche-Orient" (Editions La Découverte) aujourd'hui ?

- Avec une trentaine de chercheurs, nous avons lancé ce projet il y a deux ans [à la suite du livre "La France noire" chez le même éditeur, NDLR] pour expliquer sur le temps long que ces présences en France s'inscrivaient dans un récit précis et de toute évidence méconnu. Comprendre que ce qui se passe aujourd'hui trouver des explications, des racines, des liens dans ce long passé, tel est un des objet de ce livre (et de l'exposition qui l'accompagne). En outre, nous voulions sur ce sujet faire un très beau-livre. Le travail iconographique est incroyable, plus de 750 documents et photographies, qui vont étonner le lecteur, même le plus averti. Nous voulions casser ce regard qui résume cet "autre" à une identité unique, celle du "musulman". L'histoire rend tout cela plus complexe, plus en nuance, plus riche aussi. Elle n'est pas que violence, et elle est désormais un patrimoine français.

Au cours de l'été 1983 éclatent les émeutes du quartier des Minguettes. A l'automne, une liste du Front national (avec ses alliés) remporte les élections municipales à Dreux, après que celle-ci a fusionné avec la liste RPR. Le 3 décembre, la marche dite des beurs (en réalité marche pour l'égalité et contre le racisme), partie de Marseille le 15 octobre rassemble plus de 60.000 personnes issues ou non de l'immigration. Les marcheurs vont obtenir la carte de séjour et de travail valable dix ans, mais rien d'autre. Considérez-vous aujourd'hui que cette marche a été un événement fondateur ? Qu'en reste-t-il aujourd'hui ?

- L'année 1983 dont nous fêtons le 30e anniversaire aujourd'hui est un moment fondateur. Il y a un avant et après-1983. L'élection municipale de Dreux (dont le second tour a lieu le 11 septembre) marque un tournant symbolique avec l'alliance UDF/RPR/FN avec notamment le numéro 2 du FN Jean-Pierre Stirbois, adjoint à la Sécurité au sein de l'équipe municipale. Un mois plus tard, dans une France en crispation face aux Arabo-Orientaux (après les grèves dans l'automobile, les ratonades ou les attentats à Orly des Arméniens de l'Asala ou en fin d'année de Carlos gare Saint-Charles) un groupe de jeunes "issus des quartiers" et pour la plupart maghrébins décide de marcher jusqu'à Paris pour dire "on existe" et dénoncer les crimes racistes contre leurs pères (1973 à Marseille notamment) ou contre leurs frères dans les "quartiers".

Le 15 octobre ils partent en guerre contre une France raciste. Au début ils sont invisibles, et le 14 novembre après le crime dans le Bordeaux-Vintimille d'Habib Grimzi, les Français s'intéressent à eux. A Paris ils seront entre 60.000 et 100.000 à les accueillir. Libération titrera "Paris sur beur"... On découvre 20 ans après la guerre d'Algérie qu'ils sont Français et qu'ils le revendiquent. Le choc... dans le même temps ils obtiennent la carte de dix ans (vieille revendication des associations), mais le pouvoir socialiste ne donne rien de bien concret. Ils remarcheront l'année suivante... et SOS Racisme en sera l'enfant immédiat. Donnant à ces marcheurs un sentiment de frustration.

30 ans plus tard, certains sondages font état de la progression des intentions de vote pour les prochaines municipales en faveur du Front national. L'histoire recommence ?

- L'histoire ne s'est jamais véritablement arrêtée. En découvrant le livre, les lecteurs se rendront compte de cycles qui se croisent et s'entrecroisent. Les Arabo-Orientaux sont victimes de crimes racistes depuis 1620... En 1815, on va tuer des Mamelouks, comme en 1953 on tire le 14 juillet sur ceux qui parlent d'indépendances, comme le 17 octobre 1961 ou au cours de l'été 1973... Et entre ces dates on acclame ceux qui libèrent la France (1870, 1918, 1944)... Au moment où l'on commémore les Marocains qui ont libéré la Corse en septembre-octobre 1943 (70e anniversaire) on voit émerger une haine incroyable. Charnelle. Pour moi, ce rejet du "musulman" est la forme moderne et mondialisée de la haine de l'Arabo-Orientale, mais en réalité c'est la dernière figure de cet autre qui depuis 13 siècles cherche une place (unique) dans l'Hexagone. Tout cela se résume en une question : peut-on être Français et Arabo-Oriental ?

Dans "L'histoire des présences arabo-orientales en France", ouvrage dont vous avez assuré la co-direction éditoriale (avec trois autres historiens Naïma Yahi, Yvan Gastaut et Nicolas Bancel), il est rappelé que ces présences remontent au VIIe siècle. A l'époque moderne, les deux guerres mondiales ont joué un rôle clef dans l'immigration et dans sa perception. Comment cela s'est-il concrétisé ?

- Les moments de conflits sont aussi des moments de "rencontres" (ce qui peut sembler paradoxale), des basculements aussi pour les vagues migratoires ou les engagements nationalistes. Après la Grande Guerre les travailleurs maghrébins prennent le chemin de la France ; après 1945, ils sont les pivots des Trente glorieuses alors que les luttes pour les indépendances sont en marche. Après 1963, tout aurait pu s'interrompre, et c'est encore de ces guerres pour les indépendances que va émerger un incroyable mouvement migratoire du Maghreb, mais aussi du Liban ou de Turquie.

Mais bien avant, sous le Second Empire, au moment des grandes expositions universelles et coloniales, la France est déjà une destination pour les élites culturelles, artistiques ou politiques. Paris est alors le carrefour du monde arabo-oriental, on rêve même d'un royaume arabe de la Syrie au Maroc, et c'est en 1913 — il y a un siècle — que vont se réunir 200 congressistes à Paris pour le Congrès arabe revendiquant un nationalisme post-Empire ottoman.

Vous montrez qu'une part de l'intégration s'est opérée à travers le sport, le football notamment, et la culture aussi, comme à travers l'Armée. Plus récemment, l'art contemporain et le cinéma ont révélé des créateurs issus de l'immigration. Une phrase de votre livre affirme que même si les présences arabo-orientales n'ont jamais été aussi marquantes et visibles en France, il n'en reste pas moins que le pays semble vivre cette réalité en étant partagé entre un sentiment d'acceptation et de rejet...

- Vous avez raison, cette histoire est un paradoxe permanent. Pour faire simple, les Arabo-Orientaux sont des Français depuis des générations et leurs intégrations est une évidence, pour autant ils sont au cœur d'un conflit "identitaire" qui remonte aux Croisades. Cela dépasse le temps des migrations ou celui de l'histoire récente, et la présence de "stars" dans l'espace du sport ou du spectacle est le signe le plus évident de ce paradoxe qui est unique en Europe. Nos paysages, nos musiques, notre gastronomie, nos architectures, nos villes, nos commerces sont pleins de signes qui fixent ce métissage permanent. Et malgré des millions de parcours exemplaires, tout cela semble fragile. Ce n'est pas une situation nouvelle, cela a toujours été le cas.

Le racisme vous semble-t-il aujourd'hui plus affirmé ? Par ailleurs, peut-on selon parler d'un climat d'islamophobie ?

- Hier l'Islam était un allié de la France aux colonies (en 1911 est même créée une Commission interministérielle des Affaires musulmanes). Aujourd'hui l'Islam fédère des populations sur le sol de France et cette unité fait peur. On ne cherche pas à savoir ce que cela veut dire, on en a peur. Donc, on stigmatise, et en face les plus fanatique se présente comme des leaders qui imposent le silence aux autres. Sur le fond, c'est une forme moderne du racisme anti-Arabe, anti-Sidi, anti-Sarrasin des siècles précédents... Au final, le racisme que nous connaissons aujourd'hui s'inscrit dans cette tradition (meurtrière ne l'oublions pas). Il n'est pas plus fort qu'en 1953 ou 1973... ou en 1815, mais il est plus visible, car les Arabo-Orientaux sont désormais porteurs d'une parole dans le pays (et dans l'Hexagone) et c'est en tant que Français qu'ils répondent.

Mais, ce racisme est aussi unique dans la mesure où il est partie-prenante de nos "identités collectives". Comme la violence criminelle dans l'histoire faite au Afro-Américains aux Etats-Unis ou celle contre les Juifs en Pologne ou en Russie, le rapport en France aux Arabo-Orientaux (qu'ils soient Maghrébins, Porche-Orientaux, Arméniens ou Turcs) s'inscrit dans un racisme qui se prolonge dans le crime, hier aux colonies, puis dans les rues des grandes villes et enfin dans les quartiers populaires.

Si les mondes du sport et de la culture semblent faire montre d'une plus grande ouverture, celui de la politique semble étrangement fermé à cet héritage multiséculaire. Comment l'expliquez-vous ?

- Oui et non, la dernière génération politique des députés et 2012 montrent aussi des évolutions, comme les derniers gouvernements de droite et de gauche. Le dernier espace politique fermé reste l'élection à la tête d'une mairie ou d'une région. Pour autant, nous sommes dans la génération du basculement et c'est pourquoi les réactions "épidermiques" sont désormais violentes, répétitives et ouvertes. Par contre, on en parle moins, mais dans le monde de l'entreprise la bascule s'est faite. Et vous verrez, dans l'Armée, la diplomatie, à la tête des grands établissements culturels ou dans les médias (très en retard eux aussi) les choses dans la décennie qui s'ouvre vont basculer... Nous sortons enfin du temps des colonies, 50 ans après la Guerre d'Algérie.

03-10-2013, Bernard Genies

Source : .nouvelobs.com

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