Vivant souvent à la marge de leurs sociétés d'accueil, les travailleurs étrangers dans les pays du Golfe se sont accoutumés à faire profil bas. Les mauvais traitements dont ils font l'objet sont régulièrement dénoncés par les militants des droits de l'homme. Ils craignent désormais de devenir les boucs émissaires de nouvelles orientations socio-économiques.
En mars, le Koweït, où résident près de deux millions d'étrangers, a annoncé son intention de réduire leur nombre d'un million d'ici à dix ans. Et, depuis quelques jours, l'Arabie saoudite s'attelle également à limiter la présence des immigrés dans le royaume. Déterminé à renvoyer les travailleurs en situation illégale, Riyad vient par ailleurs d'introduire une nouvelle régulation en matière d'emploi. Dorénavant, un étranger ne peut travailler que pour son kafil (employeur et garant) et se voit interdit de mener sa propre activité commerciale.
Le système du kafalat, qui prévaut dans de nombreux pays arabes en matière d'immigration, peut être contourné au moyen d'arrangements entre le garant et son employé, pour permettre à ce dernier de rejoindre un autre employeur. Mais ces accommodements sont désormais bannis par les autorités saoudiennes, qui ont entamé une campagne d'expulsion.
La soudaine application de cette politique de contrôle, évoquée depuis plusieurs années sans être mise en oeuvre, a surpris. Elle suscite depuis une semaine un mouvement de panique parmi les étrangers, relatent les médias saoudiens.
Des portions de Jedda, de Riyad ou de Dammam se sont mues en quartiers fantômes, alors que les rideaux de fer des commerces tenus par les étrangers sont restés baissés, par crainte des inspections. Des check-points ont été renforcés pour procéder aux contrôles d'identité. Certains immigrés ont affirmé que les forces de l'ordre avaient déchiré leurs papiers, tandis que des scènes de lynchage d'étrangers par des Saoudiens ont été rapportées. "La décision perturbe tout le monde. Les gens restent à la maison, pris par la peur", raconte une migrante qui tient un salon de beauté, citée par le quotidien saoudien Arab News .
La plupart des travailleurs étrangers, en Arabie saoudite comme dans les autres pays du Golfe, sont des Asiatiques. L'onde de choc est palpable sur les forums des communautés pakistanaises ou indiennes. Mais c'est un pays arabe, le Yémen , qui semble le plus inquiet : plusieurs milliers de ses ressortissants ont été expulsés depuis mars, selon les autorités, semant la colère et le désarroi dans ce pays, le plus pauvre du Moyen-Orient.
A terme, de 200 000 à 300 000 Yéménites travaillant en Arabie saoudite pourraient être renvoyés. De quoi alimenter les manifestations, qui se sont succédé devant l'ambassade saoudienne à Sanaa. Sur place, plusieurs voix ont tiré la sonnette d'alarme : voilà de fraîches recrues pour les mouvements extrémistes, disent-elles. Figure symbolique du soulèvement de 2011 contre le président Saleh et Prix Nobel de la paix Tawakkul Karman a estimé que la "stabilité" du Yémen était en jeu.
Officiellement, la nouvelle législation de l'Arabie saoudite vise à créer plus d'emplois pour ses citoyens et à lutter contre le chômage. Celui-ci frapperait un quart des jeunes de 20 à 30 ans, qui comptent pour deux tiers de la population saoudienne. Le Koweït, lui, a justifié sa décision de réduire le nombre des étrangers par la volonté de réguler le marché du travail et de "restaurer l'équilibre démographique du pays", alors que les étrangers représentent plus de la moitié de la population de l'émirat.
Mais la pertinence de ces mesures, reflet des préoccupations des régimes rentiers de la manne pétrolière, interroge. Les locaux sont-ils disposés à occuper les emplois exercés par les étrangers, qui sont pour beaucoup de petites mains ? Autre outil adopté par Riyad pour favoriser le recrutement de ses citoyens, la taxe qui doit être appliquée aux entreprises employant plus d'étrangers que de Saoudiens aura-t-elle un véritable effet repoussoir, alors que la main-d'oeuvre immigrée est bon marché et plus facilement corvéable ?
A moins qu'il ne s'agisse aussi d'envoyer un message politique. Comme lorsque, en 2011, voulant se prémunir des bourrasques du "printemps arabe", le roi Abdallah avait décidé de mettre sur la table des aides de plusieurs dizaines de milliards de dollars, destinées à améliorer le niveau de vie – et à limiter la grogne sociale, l'un des principaux leviers des révoltes qui bouleversent le monde arabe depuis décembre 2010, de Tunis à Damas.
L'afflux récent des Yéménites, dont l'expulsion a été qualifiée de "chasse aux sorcières" par le Yemen Post , a ravivé le sombre souvenir des renvois massifs de travailleurs lors de la première guerre du Golfe. A l'époque, 800 000 Yéménites avaient été chassés d'Arabie saoudite, pour punir Sanaa de son soutien à l'invasion irakienne du Koweït en 1990.
La soudaineté de ces expulsions souligne aussi, une nouvelle fois, l'ascendant des puissances du Golfe sur nombre de pays arabes, pour qui les transferts des expatriés constituent une ressource essentielle. Au Liban , des médias se sont récemment inquiétés des mises en garde adressées à Beyrouth par les pétromonarchies, soutiens de la rébellion syrienne. Ils redoutent que ces pressions, à cause de l'appui du Hezbollah et de ses alliés au régime syrien, ne se transforment en mesures de rétorsion à l'encontre des Libanais, cadres ou moins qualifiés, résidant dans la région.
05.04.2013, Laure Stephan
Source : LE MONDE