«La vraie rupture avec Nicolas Sarkozy, c'est que l'immigration ne doit plus être un sujet majeur.» Cette confidence d'un haut fonctionnaire du ministère de l'Intérieur résume le sentiment partagé par de nombreux spécialistes du sujet (associatifs, chercheurs, élus) après un an de gestion de l'immigration par le gouvernement Ayrault. A-t-on entendu François Hollande sur le sujet ? Non. Jean-Marc Ayrault ? Une fois, embarrassé lors de la remise d'un rapport abrasif du conseiller d'Etat Thierry Tuot sur l'échec de la politique d'intégration en France (Libération du 8 février). Voilà pour le bilan famélique de l'exécutif. Thierry Mandon, porte-parole du groupe PS à l'Assemblée, confirme :«Pas une seule fois depuis les législatives nous n'avons parlé d'immigration lors de nos réunions de groupe.»
Manuel Valls, lui, a bien sûr été plus présent, naviguant entre ses propres convictions, résumées dès son arrivée par la formule «fermeté et humanisme» , et la ligne de l'Elysée, l'ensemble visant à «ramener la question migratoire à une place raisonnable dans le débat public», comme l'affirme un membre de son cabinet. De ce point de vue, le débat mercredi au Sénat (lire ci-contre) a montré combien ce n'est plus un sujet clivant sur le plan politique. «Avant leur arrivée au pouvoir, Hollande, Ayrault et Valls trouvaient déjà qu'hormis certains excès de Guéant, le cadre fixé par Sarkozy devait globalement rester le même. Seul le discours hystérique sur la peur de l'étranger devait changer», rappelle un parlementaire socialiste. Ainsi, Manuel Valls prend régulièrement soin de souligner «la richesse» que peut représenter l'immigration pour la France.
«Inflammable». Cette volonté d'apaisement est dans la tonalité de la campagne présidentielle. Pierre Henry, le directeur de France Terre d'asile, se souvient d'une confidence de Bernard Cazeneuve, l'actuel ministre du Budget, dès décembre 2011: «L'immigration ne doit pas devenir un sujet, car la droite va nous cartonner là-dessus.» «Je peux très bien comprendre que ce soit une stratégie de campagne, je suis plus dubitatif une fois au pouvoir», remarque Pierre Henry. «C'est un fait : l'immigration, sujet très inflammable dans le débat public, n'était pas au coeur de son programme. La ligne Hollande, c'était surtout les régularisations au cas par cas avec des critères clairs», rappelle un conseiller de Valls. Une promesse plus ou moins tenue par la circulaire Valls de novembre 2012. Du reste de la campagne, il ne reste rien, sinon la bourde de Hollande, pendant son face-à-face télévisuel avec Sarkozy, promettant que la rétention des sans-papiers en voie d'expulsion allait devenir «une exception».
Si cette politique est considérée comme apaisante pour certains, d'autres la jugent frileuse. «La gauche pourrait avoir une position plus positive. Par exemple, elle pourrait casser le discours qui fait le lien entre l'immigration et le chômage des Français. Et bien, même pas. Elle craint toujours de le payer électoralement», regrette une chercheuse. «On constate de petites avancées, par circulaire, alors que nous attendions une vraie remise en cause de la politique précédente par voie législative, par exemple sur la loi Besson sur la rétention, sur l'asile, ou sur le droit de vote des étrangers[aux élections locales] qui aurait pu passer très vite après l'élection», renchérissent Jean-Claude Mas et Sarah Belaïsch, de la Cimade. «C'est vrai, c'est timide, renchérit une autre universitaire, Catherine Withol de Wenden, mais il faut quand même reconnaître l'habileté politique de Valls qui n'instrumentalise plus le sujet pour gagner des voix du FN.»
«Vide». Pour certains observateurs, là est le cœur du problème : Manuel Valls ne mènerait qu'une politique «technique», «propre mais tiède pour épouser l'opinion». Par calcul. «Le nouveau titre triennal pour les migrants économiques est un outil, mais pas une politique. C'est pareil pour l'amélioration de l'accueil des étrangers en préfecture. C'est bien, mais quelle vision de l'immigration cela traduit-il ? Valls est un bon chef d'administration, pas plus», tranche un haut fonctionnaire.
Les connaisseurs du PS ne sont pas surpris : «Depuis longtemps notre programme est vide sur ces questions.
L'anti-racisme et la lutte contre les discriminations, ça ne fait pas une politique d'immigration», déplore un député socialiste. «Mais la plupart des gouvernements restent passifs sur ce sujet, au moins au début de leur mandature. La crise économique écrase tout, et il y a eu le choix de pousser le mariage gay. Ce sera peut-être un sujet de second mandat, comme pour Obama. S'ily en a un second...» relativise un spécialiste d'une organisation internationale.
Si certaines mesures (suppression du délit de solidarité, abrogation de la circulaire Guéant sur les étudiants étrangers) sont saluées, elles sont vues comme «un minimum et pas un projet ambitieux». «Valls a beaucoup consulté ces derniers mois : c'est bien, mais cela laisse le sentiment que les socialistes n'avaient pas réfléchi sur le sujet depuis très longtemps. On craint que les rapports ne s'empilent sur les bureaux», s'inquiète une universitaire qui gravite autour de Terra Nova. Pendant la campagne présidentielle, ce think tank proche du PS avait mis sous le boisseau un rapport d'un économiste de l'université de Paris-Dauphine jugé trop innovant sur l'immigration économique.
Dans son rapport sur l'intégration remis à Jean-Marc Ayrault en février, le conseiller d'Etat Thierry Tuot a abondamment critiqué cette faiblesse de la réflexion sur l'immigration et l'intégration, évoquant «une conspiration du silence qu'on peut mesurer en observant le nombre de débats parlementaires consacrés à l'intégration depuis 1945 : zéro.» En revanche, relève-t-il, le Parlement est mobilisé «tous les dix-huit mois en moyenne» pour «s'acharner sur les titres de séjour et la nationalité».
Manuel Valls s'est inscrit dans cette tradition en veillant à ce que les outils en matière d'expulsions et de régularisations soient bien huilés. Résultat, le nombre d'expulsions en 2012 a été supérieur à celui de 2011, même si le ministre PS n'est comptable que de la seconde moitié de l'année. «C'est un retour difficile à la réalité, une réflexion politique qui cherche ses références», ajoute un autre haut fonctionnaire. Selon beaucoup d'observateurs, le temps est déjà compté pour bâtir une politique cohérente qui marquerait une rupture avec le quinquennat de Nicolas Sarkozy.
25/4/2013, Fabrice Tassel
Source : LIbération