mardi 5 novembre 2024 19:26

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Choucha, secteur E, les damnés du désert

Dans le sud tunisien, le camp de Choucha va fermer. Ouvert au printemps 2011 pour accueillir des réfugiés en provenance de Libye, il contient encore des centaines de migrants sans solutions. Dans ce bout de désert, s'ébauche aussi un schéma d'externalisation de la gestion des flux migratoires. Reportage.

Dans deux mois tout juste, le 30 juin, entre 200 et 300 migrants vont se retrouver abandonnés sans recours, quelque part entre la ville tunisienne de Ben Guerdane et le poste-frontière avec la Libye de Ras Jdir, à la lisière du Sahara. « Qu'est ce qu'on va faire ? Posez cette question au HCR. » Le regard sombre, assis sous son « bunker » bricolé en épaisse toile de tente siglée UNHCR, Frédéric ne perd plus de temps à répondre aux journalistes. Des plumitifs, depuis deux ans, il en a vu « des milliers » et se dit « fatigué » de raconter son histoire. Il fait partie des déboutés du secteur E, essentiellement subsahariens, qui attendent avec angoisse la fermeture annoncée du camp de Choucha.

Ce camp de réfugiés a été ouvert dans le sud tunisien par le Haut commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (UNHCR) en février 2011, suite au conflit libyen. Trois autres avaient été mis en place dans la même zone, ils sont aujourd'hui fermés. Après le déclenchement, en mars 2011, des opérations militaires occidentales en Libye, ce sont essentiellement des travailleurs migrants installés en Libye qui ont transité par Choucha. Beaucoup d'entre eux, originaires d'Afrique subsaharienne, accusés d'être des « mercenaires » de Kaddhafi n'ont dû leur salut qu'à cette fuite. « Au total, on estime qu'environ 120 nationalités sont passées dans ce camp, dénombre François Kernin, du service de l'information de l'UNHCR. Au maximum, Choucha a accueilli 18.000 personnes en même temps. Quelques pays, notamment asiatiques comme le Bangladesh par exemple, ont rapidement organisé le rapatriement de leurs ressortissants. Dans le même temps, le Haut commissaire Antonio Guterres a fait une démarche exceptionnelle en plaidant auprès de grandes nations occidentales afin qu'elles accueillent des migrants en tant que réfugiés. » Voilà pour les éléments de communication officielle. Ils sont délivrés à l'abri de la tempête de sable qui balaie le camp, dans un container - type algeco - du compound accueillant les personnels onusiens, planté dans le désert en bordure de la route filant à Ras Jdir.

Réfugiés et déboutés

On peut estimer à environ 200.000 le nombre de personnes en provenance de Libye qui ont transité par les camps installés en Tunisie depuis le printemps 2011. Parmi eux, des libyens généralement suffisamment argentés pour s'exiler ou s'installer dans d'autres villes du pays. Des migrants - désormais clandestins en Europe ou ailleurs, repartis dans leur région d'origine ou... noyés en Méditerranée - qui ont disparu des radars. Et des demandeurs d'asile qui, comme toujours dans ces situations, n'ont pas tous eu la même fortune.

Pour eux, trois situations possibles : leur demande a été acceptée et ils sont ou vont être accueillis comme réfugiés dans un pays « bon client » du HCR (Etats-Unis, Norvège, Suède...) ; leur demande a été acceptée, ils ont le statut de réfugiés mais aucun pays n'est prêt à les accueillir, ils doivent être « intégrés » en Tunisie ; leur demandé a été rejetée à deux reprises, après un passage en appel : ce sont les déboutés et leur sort ne relève plus du HCR.

Deux ans après l'ouverture de Choucha et à quelque semaines de sa fermeture c'est autour de ces deux dernières catégories qu'enfle la polémique. Environ 900 personnes survivent aujourd'hui dans le camp : 700 réfugiés statutaires divisés entre ceux (environ 400) qui partent tous les jours au compte-goutte dans les pays d'accueil et ceux (environ 300) censés être intégrés en Tunisie, perspective qu'ils refusent pour la plupart ; et 200 déboutés (222 selon le HCR) rélégués dans le secteur E de Choucha, une zone située hors des limites du camp, lui-même sécurisé par l'armée tunisienne, et où ils n'ont plus accès, depuis octobre dernier, qu'à l'eau potable, quand elle n'est pas coupée.

Pour ces derniers, la solution est critique. Frédéric et Hamidou sont ivoiriens, Ibrahim tchadien, deux nationalités très représentées parmi les déboutés du secteur E. Assis sous la tente, une représentation de la Vierge Marie accrochée au mur et un matelas au sol pour seul mobilier, ils ne voient aucune issue. « Ça fait plus de deux ans qu'on est ici, dans ce camp. L'électricité est coupée, l'eau potable aussi régulièrement On a aucune perspective de sortie. Vous croyez qu'on peut vivre comme ça ? Qu'est ce qu'ils veulent faire de nous ? Ils espèrent qu'on va disparaître dans le désert ? Quoi qu'il arrive et quoi qu'ils fassent, on luttera pour nos droits et on en se laissera pas faire ». Le « ils » auquel se réfère Frédéric, tout en désespoir et rage contenus, désigne à la fois les Autorités tunisiennes, le HCR et l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) - agence intergouvernementale basée à Genève mais ne relevant pas des Nations unies. L'OIM propose aux déboutés de rentrer dans leur pays d'origine avec un billet d'avion et quelques centaines de dollars US. Ce dont ils ne veulent pas entendre parler.

Pour Oliver Tringham du South Devon multicultural forum, une Ong britannique active sur place, il est évident que « une grande majorité ont de bonnes raisons de ne pas vouloir rentrer chez eux ». « Ils en sont à rebricoler des tentes à peu près acceptables avec des bouts de toiles, ajoute-t-il. Le HCR n'entend pas ces gens et ne tient pas compte de leur réalité. Il ne leur donne plus ni nourriture ni travail depuis octobre mais augmentent la pression pour le retour. La somme qu'on leur proposait pour rentrer chez eux est passée de 700 à 1500 ou 2000 dollars. Malgré cela, aucun n'accepte de rentrer, la plupart craignent des persécutions. »Chargée de l'information publique de l'UNHCR pour la zone Afrique du Nord, Dalia Al Achi, si elle juge que l'« on peut comprendre leur crainte » assure que l'agence se livre à des « "reality checks", c'est à dire que l'on enquête dans les pays d'origine pour voir si effectivement leur retour les mettrait en danger. Nous tenons compte de nos entretiens avec les demandeurs mais aussi des faits recueillis sur le terrain où les situations peuvent changer rapidement. Ce qui était vrai quelques années auparavant ne l'est pas forcément encore aujourd'hui. »

Pourtant, pour Hamidou, Ibrahim et Frédéric, une chose est sûre : tout plutôt qu'un retour en Côte d'Ivoire ou au Tchad. Arrivés à Choucha le 1er mars 2011, fuyant Tripoli où il était tapissier depuis 2008, Hamidou a eu connaissance du rejet définitif de sa demande d'asile en janvier 2012. Pourquoi n'a-t-il pas tenté une fuite individuelle depuis ? « Parce qu'il faut de l'argent pour partir, tranche-t-il. Pour Lampedusa, c'est 1000 Dinars tunisiens (DT) minimum (500 €). Tu les donnes, tu monte dans le bateau et tu fais ta prière. » La question ne s'est pas posée pour lui. Comme ses camarades, depuis des mois, il parvient tant bien que mal à « manger une fois par jour ». A coup de petits expédients d'Ong et de quelques heures de travail à Ben Guerdane payées 10 DT la journée, auxquels il faut retrancher 3 DT de transport aller-retour.

Quand les faiseurs de guerre se défaussent

« Que vont devenir ces gens le 30 juin ? C'est une bonne question... soupire Oliver. La seule stratégie du HCR, c'est soit de les renvoyer chez eux, soit de les faire partir en Libye, soit... d'en faire des clandestins en partance pour Lampedusa. Nous sommes en train de négocier avec le gouvernement tunisien pour développer un programme d'intégration dans le pays. C'est très compliqué et le statut juridique de déboutés pose de sérieux problèmes mais on a espoir malgré tout de parvenir à quelque chose ».

Autres « réfugiés problèmatiques », ceux qui ont le statut mais qui, privés de pays d'accueil, sont destinés à être intégrés en Tunisie. Ces derniers mois, ils ont multiplié les sit-in, grèves de la faim etc. pour se faire entendre, profitant notamment de la tribune offerte par le FSM qui s'est tenu dans la capitale fin mars. Refusant « l'injuste programme d'intégration que leur imposera automatiquement la Tunisie », inquiets de devoir subir à nouveau les discriminations déjà éprouvées dans la région, ils souhaitent être eux aussi accueillis dans un pays tiers. Las... Pour favoriser leur intégration en Tunisie, l'Allemagne a déboursé 600.000 Euros au grand bonheur de l'UNHCR qui dit savoir comment elle va utiliser cette somme : formation professionnelle, cours de langues, soutien à la création de micro-entreprises et soutien à la recherche d'emploi pour favoriser « l'intégration » de ces réfugiés en Tunisie. Séduisant sur le papier, mais à la limite de l'aberration dans le réel : le governorat de Medenine où se trouve Ben Guerdane et Choucha est celui qui compte le plus grand nombre de diplômés chômeurs en Tunisie...

Qu'importe. Pour Dalia Al Achi, « la Tunisie est aujourd'hui en train de chercher sa voie et dit vouloir se préoccuper des Droits de l'Homme. De fait, les pays d'Afrique du Nord sont en passe de devenir des pays d'accueil pour les réfugiés, pas seulement des pays de transit. On peut chercher de nouveaux pays qui offrent un espace de protection. La Tunisie qui prévoit un article sur le Droit d'asile dans sa nouvelle Constitution, en fait partie. »

Une posture que dénonce Hassan Boubakri, professeur à l'Université de Sousse et président du Centre de Tunis pour la Migration et l'Asile (CeTuMa) : « Notre position est que le camp de Choucha est une conséquence du conflit libyen, rappelle-t-il. C'est donc l'Otan qui aurait du prendre en charge les victimes, en l'occurrence les réfugiés, de cette guerre. Et ce n'est pas à la Tunisie d'assumer l'après-fermeture du camp. Qu'on s'entende bien : nous sommes favorable à ce que la Tunisie adopte une loi d'asile dans sa nouvelle constitution, et on veut que notre pays assume ses responsabilité dans la région mais on ne veut pas être pris pour des cons ! Ce camp de Choucha est symbolique car il résume l'incapacité des pays occidentaux à assumer leurs responsabilités post-conflit et il donne à voir le processus d'externalisation, en cours, de gestion des flux migratoires. »

Dans deux mois, Choucha fermera. En attendant, Hamidou et ses amis dont certains, selon lui « ont des troubles psychologiques depuis le temps qu'on est là... » survivent sous les tentes. Ils ont appris à s'accommoder des tempêtes de sables fréquentes, à rester à l'écart d'une population locale qui se méfie d'eux, à se réjouir d'un café au lait siroté en regardant un match de ligue des champions dans la cabane qui sert de « café social » à l'entrée du camp et à... ne pas trop placer d'espoir en l'avenir. Dans le compound de l'UNHCR, juste derrière, on avance le chiffre de 80 % de réponse positive pour assurer que, à Choucha, l'agence de l'Onu a été particulièrement généreuse dans l'octroi du statut de réfugiés. Et on repart tous les jours vers 15h 30 en 4/4 au centre de Zarzis pour respecter les strictes « consignes de sécurité ». Laissant les damnés du camp à leur désert sans lendemain.

30 avril 2013, Emmanuel Riondé
Source : Regards.fr

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