jeudi 4 juillet 2024 22:24

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«Migration potentielle et migration de retour : quelles inflexions ?»

Entretien avec Mohammed Khachani, secrétaire général de l'AMERM
Le Matin : Vous êtes le secrétaire général de l'AMERM qui a réalisé plusieurs enquêtes, notamment sur la migration subsaharienne au Maroc, la migration de retour au Maroc, la migration des compétences, en collaboration avec des fondations européennes et des organisations des Nations unies : pourriez-vous présenter votre association ?

Mohammed Khachani : L'Association marocaine d'études et de recherches sur les migrations a été fondée en février 1994 à Rabat par un groupe d'enseignants-chercheurs venant de différents horizons de connaissance et de formation. Elle se veut un espace autonome et ouvert à la réflexion sur la question migratoire. Les activités réalisées et à entreprendre s'inscrivant dans cette perspective tendent à une meilleure connaissance des enjeux multiples du phénomène migratoire. L'AMERM a son siège à la Faculté de droit de l'Université Mohammed V Agdal à Rabat.
Vous avez réalisé une enquête sur les intentions d'émigration et sur le retour de migration que vous avez présentée la semaine dernière à Rabat dans le cadre d'un colloque : qui a fait quoi dans ce travail ?
C'est une étude qui aborde la migration des compétences au Maroc. C'est un travail qui a été réalisé par l'AMERM en partenariat avec la Fondation européenne pour la formation (Turin) sur financement de la Commission européenne. L'exécution du travail de terrain a été supervisée par les antennes régionales de l'AMERM et par des universitaires spécialistes de la question migratoire. L'analyse de la composition des compétences des migrants potentiels et des migrants de retour est au cœur des objectifs de cette étude qui permet de décrypter les profils des uns et des autres, d'analyser les déterminants de la migration potentielle en lien avec le niveau des compétences, et l'impact de la migration sur les compétences des migrants et sur le transfert de connaissances en cas de retour au pays d'origine.
Beaucoup d'enquêtes ont été réalisées, en quoi celle-ci innove-t-elle ?
C'est la plus grande enquête jamais réalisée au Maroc sur la question migratoire, elle a porté sur un échantillon de 4 000 personnes réparties en un groupe de 2 600 pour la migration potentielle et un autre de 1 400 pour la migration de retour. C'est un travail très lourd qui a nécessité beaucoup de sacrifices de la part du comité de suivi, des superviseurs régionaux et des enquêteurs (une centaine d'étudiants de master et de doctorants). Afin d'évaluer la migration potentielle, l'enquête a couvert 8 régions du Maroc, allant d'Agadir à Oujda, et qui connaissent une intensité migratoire différenciée. L'enquête a adopté un nouveau concept des compétences qui ne se réduit pas aux personnes hautement qualifiées, mais concerne également les compétences de faibles et moyens niveaux qui sont des profils demandés sur le marché du travail des pays d'accueil. Pour la première fois, cette enquête a pu évaluer, sur la base d'un travail scientifique rigoureux, la migration potentielle au Maroc. Les données disponibles jusqu'à nos jours sur cette question se réduisaient à certains sondages publiés par des organes de presse, mais qui manquaient de rigueur scientifique.
Concernant l'intention d'émigration, quels sont les principaux résultats de l'enquête : qui, quel âge, pour quelles raisons, quels motifs de départ ?
Les principaux résultats de l'enquête sur cette migration potentielle peuvent être résumés ainsi :
– 58% des personnes enquêtées ne souhaitent pas émigrer.
– 42% de la population enquêtée ont déclaré avoir l'intention de partir travailler à l'étranger, dont plus des deux tiers (64%) sont âgés de 18 à 39 ans. Parmi ceux qui ont l'intention d'émigrer, on a distingué, sur la base d'un certain nombre de paramètres, ceux qui ont un fort potentiel migratoire (9%) et ceux qui ont un faible potentiel migratoire (33%). Ces pourcentages rompent avec les estimations avancées par les sondages médiatiques et l'attitude de l'opinion publique vis-à-vis de cette question. Ils confortent l'attachement des Marocains à leur pays.
En dépit de leur faiblesse relative, ces pourcentages appellent plusieurs remarques : le passage d'une logique d'intention à une logique d'action est loin d'être automatique. Il existe, d'autre part, une relation dialectique entre l'acte d'émigrer et l'environnement dans lequel opère le candidat à l'émigration. L'amélioration des conditions socio-économiques au Maroc et/ou la perdurance de la crise dans les principaux pays d'accueil sont de nature à faire diminuer la propension à émigrer. Autre point à mettre en évidence, le constat sur la propension à émigrer demeure un constat ponctuel et qui pourrait changer dans le temps.
La migration dites-vous ne serait pas seulement l'apanage des personnes modestes, mais concernerait également de personnes aisées socialement. Pouvez-vous expliquer ce point précis, les motivations des émigrés potentiels ?
En fait, on a essayé d'évaluer les conditions socio-économiques et sociales des personnes interrogées en fonction d'un certain nombre de critères pour essayer de définir les motivations de l'intention d'émigrer. Le principal constat est que ceux qui ont l'intention d'émigrer au Maroc, le font plus pour améliorer leur niveau de vie que pour chercher un emploi. Le projet migratoire est faiblement corrélé avec le chômage : 50% des personnes ayant l'intention d'émigrer travaillent. Ce «paradoxe» est conforté par les réponses sur les perspectives de carrière au Maroc :
■ 64% des personnes avec un fort potentiel d'émigration et 45% des personnes avec un faible potentiel d'émigration estiment avoir de bonnes perspectives de carrière sur le long terme au Maroc.
■ De même, 27% des personnes ayant un fort potentiel migratoire et 21% parmi ceux ayant un faible potentiel migratoire vivent dans de bonnes conditions économiques.
■ 43% parmi ceux ayant un fort potentiel d'émigration et 29% des personnes ayant un faible potentiel d'émigration ont déclaré qu'elles bénéficiaient de bonnes conditions sociales.
Ces paradoxes s'expliquent en grande partie par le mythe de l'émigration et l'image que renvoie le migrant, en particulier dans les régions à fort potentiel migratoire où l'émigration est un véritable phénomène sociétal. Plus de 90% des personnes ayant l'intention d'émigrer estiment que le fait de partir vivre à l'étranger pourrait améliorer leur situation financière. La même proportion estime que cela pourrait améliorer ses compétences.
Quelles sont les régions de prédilection des futurs migrants, où émigrer à l'heure de la crise ?
Le continent européen arrive en tête comme destination probable de ces migrants potentiels : plus de 70% des personnes interrogées. Quels que soient le niveau des études des répondants et leur statut professionnel, la France, L'Espagne et l'Italie restent les destinations préférées des Marocains. Quatre facteurs semblent expliquer ces préférences : des raisons historiques et culturelles, l'existence de réseaux familiaux ou de connaissances dans ces pays, le faible niveau d'information des personnes interrogées sur l'intensité de la crise dans certains pays et l'image que continue de vendre la majorité des migrants résidant dans ces pays à leur retour au Maroc. En fait, les personnes interrogées ont manifesté le besoin d'une information fiable et d'un appui dans les pays d'accueil.
Quelle analyse faites-vous des migrants touchés par la crise et le chômage ?
Dans tous les pays d'accueil, le taux de chômage est beaucoup plus élevé chez eux que celui des autochtones. L'écart se creuse avec la crise. Dans un pays comme l'Espagne, le taux de chômage des Marocains atteint les 60% contre 27% pour les nationaux. L'enquête a révélé que 41% des migrants de retour ont un âge compris entre 18 et 34 ans, ce qui dénote que ces jeunes migrants ont été touchés par la crise et ont été contraints au retour. Autre signe des effets de la crise : la proportion des migrants de retour ayant été contraints de travailler sans contrat de travail est élevée : 44% chez les hommes et 45% chez les femmes. Autres signes de l'impact de la crise, 17% des migrants de retour ont avancé comme motivation de retour les difficultés professionnelles et 16% ont été contraints au retour forcé.
Qu'en est-il du retour des compétences ? Y a-t-il une bonne utilisation des compétences qui retournent au pays ?
61% des migrants de retour ont trouvé un emploi. En général, ces compétences s'intègrent dans le marché de l'emploi : 73% considèrent que leur emploi au Maroc correspond parfaitement à leur niveau d'études, mais 18% considèrent que leur emploi est en dessous de leur niveau d'études. Mais globalement, et en adoptant la définition large des compétences, l'enquête a révélé une évolution qualitative notoire du statut professionnel, puisque 18% des migrants de retour sont employeurs, 25% sont indépendants et 45% sont salariés, contre respectivement 1%, 6% et 71% dans les pays de résidence.
Quels prérequis pour une situation triplement gagnante : pays d'origine, pays accueil et migrant lui-même ?
L'émigration d'actifs formés et hautement qualifiés, plus que les autres profils de migrants, a des incidences négatives sur les pays d'origine et elle permet aux pays d'accueil d'accroître leur potentiel scientifique. Cette fuite des compétences accentue ainsi les déséquilibres entre les pays riches et les pays en développement. Une solution «triplement gagnante» est possible si un «cercle vertueux» qui bénéficierait à tous est créé : les pays d'origine, les pays de destination et les migrants. Afin d'atteindre cet objectif, le phénomène migratoire doit être reconsidéré par les politiques publiques aussi bien dans le pays d'origine que dans les pays d'accueil.
Il faut un «recrutement éthique» qui substituerait à «l'immigration choisie», une «immigration concertée» qui prend en considération les besoins en compétences du pays d'origine.
Capital humain : une bataille féroce
Indéniablement, le capital intellectuel apparaît aujourd'hui comme un atout majeur pour le développement d'un pays. L'émigration d'actifs formés et hautement qualifiés permet aux pays d'accueil d'accroître leur potentiel scientifique. Ce «transfert inverse de technologie» qui commence à prendre des dimensions importantes interpelle aussi bien les pays du Sud que ceux du Nord. Cette fuite des compétences accentue ainsi les déséquilibres entre les pays riches et les pays en développement. Si pour l'individu et sa famille, le bénéfice de l'émigration est évident, dans la sphère socio-économique, l'exode des compétences conduit à d'immenses pertes pour le pays d'origine. Il est pénalisant pour ce pays à plusieurs niveaux :
1. Cet exode réduit la disponibilité de la main-d'œuvre qualifiée dont les pays de départ ont cruellement besoin pour assurer un développement autonome et durable, entreprendre la restructuration de leurs économies et contribuer à leur mise à niveau. Les pays d'origine perdent ainsi l'une de leurs ressources les plus rares, le brain-drain des uns constitue le brain-gain des autres. Cette perte de capital humain induite par l'émigration de travailleurs qualifiés diminue la productivité et donc le revenu par tête et ralentit ipso facto la croissance des pays de départ.
2. La formation de ces compétences est budgétivore, elle coûte cher et demande du temps. La part des dépenses publiques d'éducation dépasse les 5,5% du PIB au Maroc (elle frôle les 10% dans des pays comme la Jordanie et le Liban). Il faut compter le coût de formation depuis le préscolaire, le coût d'opportunité pour le pays d'origine : ce que perd le pays en l'absence de la compétence formée (productivité, revenus, etc.), les coûts assumés par les familles des personnes formées (éducation, santé, logement, loisirs...) et le coût résultant de l'absence de la personne formée pour sa famille et éventuellement les enfants... L'évaluation de ce coût demeure une opération complexe. L'estimation avancée par le ministre de l'Enseignement supérieur demeure approximative : un médecin spécialiste coûterait plus d'un million de dirhams, un ingénieur entre 400 000 et 500 000 DH, estimation sensiblement égale à celle que nous avions pu calculer à l'AMERM dans une étude réalisée pour le BIT : la formation d'un ingénieur de l'Institut national des postes et des télécommunications coûterait 389 700 dirhams.
3. Les travailleurs les plus qualifiés (scientifiques, cadres, hommes d'affaires) étant également ceux qui contribuent aux finances publiques par l'intermédiaire de l'impôt, les pays de départ perdent ainsi une source importante de revenus dont le fruit pourrait être redistribué.
4. Les pays émetteurs se trouvent obligés de payer à prix d'or des experts étrangers pour remplacer leurs propres ressortissants qualifiés partis ailleurs.
5. Enfin, le manque à gagner est d'autant plus important pour le Maroc que le pays est profondément intégré à l'économie mondiale à travers ses engagements dans des zones de libre-échange (Union européenne, États-Unis, Groupe d'Agadir, Turquie...) et, de ce fait, il a d'énormes besoins en compétences capables d'innover et de doter le pays de capacités concurrentielles afin d'assurer la mise à niveau de son système productif. L'exigence de la mise à niveau et de la réalisation des gains de productivité suppose impérativement des modes de gestion centrés sur la compétence.
Le phénomène de l'exode des compétences reste donc un des principaux défis que doit relever le Maroc pour mettre à niveau son économie.
Des compétences très prisées dans les pays d'accueil
Si en général, la montée de l'extrême droite en Europe est un indicateur de rejet des émigrés, concernant les personnes hautement qualifiées, l'attitude de ces pays est plus flexible. Afin de recruter les profils dont ils ont besoin, un grand nombre de pays d'accueil utilise depuis quelque temps les listes des qualifications accusant une pénurie de main-d'œuvre comme base de sélection des migrants. Ces listes sont actualisées régulièrement. Au Royaume-Uni, par exemple, la Commission consultative sur les migrations (Migration Advisory Committee) révise au moins une partie de la liste tous les six mois. En Allemagne, afin d'obtenir des données précises sur les besoins en main-d'œuvre du pays, le ministère fédéral du Travail et des Affaires sociales a mis au point un système de suivi des emplois.
Dans leur quête des personnes hautement qualifiées, de plus en plus de pays adoptent des systèmes à points, c'est le cas du Canada, Royaume-Uni et d'autres pays comme le Danemark, les Pays-Bas ou l'Autriche. La sélection des migrants de travail permanent se fait en fonction de plusieurs critères : caractéristiques de l'emploi prévu, expériences professionnelles, diplômes...
Les États-Unis organisent les recrutements à travers un système de visas H-1B réservés aux migrants qualifiés. Une sélection des candidats à l'exode permet à ce pays d'accueillir une élite scientifique provenant d'horizons divers. Au Québec, les orientations politiques en matière d'immigration permettent d'augmenter le niveau des admissions des étrangers hautement qualifiés et dont le profil professionnel correspond aux besoins du marché du travail québécois.
Le Royaume-Uni propose un visa dit «Tier 1 Visa for General Highly Skilled Migrants (GHSM)». La Suède a arrêté des dispositions spéciales d'accès au pays des personnes qualifiées pour combler le déficit en personnel qualifié. La Suisse a prévu des dispositions similaires dans l'article 23 de la «loi fédérale sur les étrangers en Suisse» du 16 décembre 2005.
15 Mai 2013 - Farida Moha,
Source : LE MATIN

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