vendredi 5 juillet 2024 00:30

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Restaurer l'égalité des chances"

Nicolas Jacquemet, 34 ans, nominé au Prix 2013 du jeune économiste, est professeur des universités à l'Université de Lorraine et professeur associé à l'Ecole d'économie de Paris. Ses domaines de recherches sont l'économie du travail, l'économie industrielle et l'évaluation des politiques publiques.


Vous appliquez les théories de l'économie comportementale au marché du travail. L'étude des comportements discriminatoires vous a ainsi mené à établir le concept d'homéophilie ethnique, de quoi s'agit-il ?
Mes travaux ont montré que la discrimination se posait davantage en termes d'opposition entre le groupe majoritaire "autochtone" et le reste de la population. C'est cela qu'on appelle l'homéophilie ethnique, autrement dit le goût pour l'entre-soi. On observe que l'intensité de la discrimination qui s'exerce contre les candidats étrangers non-maghrébins est rigoureusement identique à celle qui s'exerce contre les maghrébins.
Le débat sur la discrimination est en général mal posé lorsqu'il est associé à toute forme de différence existante (l'origine, le genre, etc.) et que la discrimination est réduite à ce qu'elle a de péjoratif (la misogynie, le racisme). Car les individus qui appartiennent à différents groupes de population peuvent être différents entre eux pour bien d'autre raisons que leur genre ou leur origine.
Nos travaux établissent qu'en moyenne, un candidat dont le nom est à consonance maghrébine doit envoyer trois fois plus de CV qu'un candidat dont le nom est à consonance française pour obtenir le même nombre d'entretien d'embauche. Mais dès lors que des informations objectives se substituent aux éléments déduits de l'appartenance à un groupe, la discrimination diminue. On néglige donc trop souvent l'importance des difficultés informationnelles.
En effet, les employeurs peuvent craindre de plus grandes difficultés avec la langue française de la part de candidats issus de l'immigration. Or on a observé qu'un signal explicite de maîtrise de la langue autochtone sur un CV (appartenance à un club de scrabble par exemple) élimine la discrimination d'origine, en particulier à l'encontre des femmes au nom à consonance maghrébine. C'est toutefois moins vrai pour les hommes.
Quel enseignement en tirer pour améliorer les politiques publiques ?
Il existe des formes de discrimination très différentes au sens où elles ne font pas intervenir la moindre défiance à l'égard des catégories de populations, mais des croyances, vraies ou fausses sur des différences de productivité entre les individus des différentes catégories de population. Autrement dit un employeur va favoriser une candidature masculine plutôt que féminine pour deux raisons. La première c'est la misogynie - il a du désagrément à interagir avec des femmes -; la seconde : il pense que les femmes ont des caractéristiques, au-delà de ce qui peut apparaître dans un CV, qui diffèrent de celles des hommes. Et que donc, il y a davantage de risques à embaucher une femme plutôt qu'un homme.
Cette deuxième forme de discrimination provient à nouveau de difficultés informationnelles. Si on pouvait démontrer à l'employeur que l'individu féminin et le masculin sont rigoureusement identiques, cet employeur ne ferait plus de différence entre ces candidats. Contre cette seconde discrimination, la batterie d'instruments de restauration de l'égalité des chances est donc aussi large qu'inexploitée, comme, par exemple, la labellisation de la maîtrise du français.
La première conclusion à tirer de mes travaux est donc que les écarts moyens ne permettent pas de mesurer la discrimination : pour la comprendre, il faut prendre en compte les différences entre les individus de différentes catégories de population. La seconde est l'importance des difficultés informationnelles.
Sur quels autres sujets vos travaux peuvent avoir des conséquences pour le débat public ?
Mes travaux consistent à essayer de comprendre comment les comportements réagissent aux politiques publiques, modifient leurs effets et leur efficacité. J'ai travaillé dans trois domaines en particulier : les discriminations à l'embauche, la place des femmes sur le marché du travail et enfin les modifications des pratiques du personnel médical liées au règles de fonctionnement du système de santé, établissant notamment qu'en laissant aux médecins spécialistes le choix d'être rémunéré à l'acte ou au temps passé renforcerait l'efficacité du système à coût identique. Car les médecins choisissent leur mode de rémunération en fonction de ce qu'ils sont. Ceux qui adoptent la nouvelle règle de rémunération sont plus enclins à allonger la durée des actes et à consacrer plus de temps à leurs patients.
Comment en êtes-vous venus à vous intéresser à l'impact de l'économie comportementale sur l'efficacité des politiques publiques ?
En commençant ma thèse de doctorat sur la corruption. C'est un domaine dans lequel les incitations monétaires changent toutes les perspectives en orientant les comportements de façon perverse, puisque le meilleur instrument de lutte contre la corruption est une décision institutionnelle qui pousse les gens à trahir les engagements qu'ils ont pris avec le corrupteur. Cela a éveillé mon intérêt pour l'interaction entre les incitations fournies par les politiques publiques et les déterminants des motivations individuelles : l'économie considère les individus tels qu'ils sont, avec leurs propres motivations et dans la diversité de leurs préférences, et permet donc de réfléchir aux règles qui régissent le vivre ensemble sans recourir à une vision naïve ou idéalisée des comportements individuels.
27.05.2013, Anne Rodier
Source : LE MONDE

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