vendredi 5 juillet 2024 00:27

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Qatar: L’envers du décor

Des centaines de milliers de travailleurs étrangers vivent dans des conditions difficiles pour des salaires supérieurs à ceux de leurs pays d'origine. Les autorités assurent faire le nécessaire pour améliorer leur situation...

Devant l'échoppe d'épices, la télé hurle en bengali. Tous les soirs, Shahabuddin, plâtrier de 45 ans, vient ici se changer les idées avec ses compatriotes. Un repos bien mérité après une journée de travail qui commence à 5h du matin et s'achève à 16h dans la canicule de Doha. Shahabuddin fait partie de ces centaines de milliers de travailleurs asiatiques qui construisent, au sens propre, le Qatar, micro-Etat aux chantiers tentaculaires.
Arrivé il y a trois mois, Shahabuddin ne se plaint pas. Il touche 200 euros par mois. Au Bangladesh, il en gagnait la moitié à peine, affirme-t-il. «La chaleur est forte ici mais au moins, il n'y a pas de moustiques. Et puis, de toute façon, si je reste chez moi, qui va me nourrir ?», demande celui qui fait vivre ainsi sa femme et ses deux enfants, restés au pays. Un célibat forcé car le Qatar n'accepte le regroupement familial que pour les étrangers qui gagnent un salaire seuil de 10.000 rials (environ 2.120 euros).
Bienvenue au «labor camp»
Shahabuddin vit donc dans un «labor camp», un dortoir qui appartient à son employeur où s'entassent une trentaine de salariés bangladais de l'entreprise. Le bâtiment de deux étages est situé dans l'«industrial area», une vaste zone poussiéreuse d'entrepôts et de garages, parsemée de cadavres de voitures et de camions, sans éclairage public. Au sud de la ville, loin de la «corniche», le front de mer orgueilleux du centre-ville où les gestes architecturaux les plus ambitieux se démultiplient.
Shahabuddin partage une chambre spartiate avec quatre collègues et de nombreuses blattes. Seul luxe: la climatisation, bruyante, mais fonctionnelle. L'ouvrier fait visiter la cuisine où un réchaud à gaz hors d'âge trône devant des murs dégoulinant de graisse et les toilettes recouvertes de crasse. Dans le couloir, où des pneus, des bols de plastiques usagés et des papiers forment une drôle de moquette, il se fait apostropher par un collègue: «tu aurais dû nous dire que tu avais un invité, on aurait un peu nettoyé...» Shahabuddin sourit, il dit «être bien ici». Ses voisins de chambre n'en diront pas plus.
Des rapports d'ONG accablants
Pourtant, l'insalubrité de ce type de «labor camp» est dénoncée dans un rapport de février 2013 de Human Rights Watch (HRW). L'ONG estime que la Coupe du monde de 2022 au Qatar est «l'occasion unique» d'améliorer les droits des travailleurs migrants. Au cœur des préoccupations, le «kafala», le système de parrainage qui lie la résidence légale d'un migrant à son employeur, son «parrain», forcément qatarien. «Il est courant pour les employeurs de confisquer les passeports, ce qui rend difficile le départ des travailleurs (...) qui n'ont ni le droit de se syndiquer ni celui de faire grève», regrette HRW. Sans le consentement de son parrain, le travailleur étranger ne peut donc pas quitter le Qatar ni même changer d'emploi. Une situation qui peut toucher aussi bien les cols bleus asiatiques que les expatriés occidentaux. «Ce qui crée une forme d'esclavage moderne», accuse la Confédération syndicale internationale. «C'est le pire système d'exploitation de la région avec l'Arabie Saoudite», surenchérit Nicholas McGeehan, en charge du Qatar à HRW.
Des promesses d'amélioration ont pourtant été formulées par les autorités qatariennes. Le Comité suprême Qatar 2022, en charge de l'organisation de la coupe du monde, a assuré que les entrepreneurs ne remporteront les contrats d'infrastructures qu'à condition qu'ils appliquent les règles internationales de droit du travail. «Le Qatar n'a pas tenu ses promesses», souligne HRW. Quant à une éventuelle abolition du «kafala», «une étude est en cours», répond Mohamed Kuwari, l'ambassadeur du Qatar en France. «Si un ouvrier commet un crime et s'enfuit du pays, quelle garantie avons-nous qu'il reviendra pour y être jugé?», interroge-t-il.
Des responsabilités partagées
«La situation est complexe, reconnaît un activiste indépendant, rencontré à Doha, sous le sceau de l'anonymat. Parmi ceux qui violent les droits des travailleurs, il y a aussi des étrangers. Notamment les ambassades des pays d'origine qui se font concurrence pour fournir au Qatar la main d'œuvre la moins chère possible. Parfois, même le parrain n'est pas au courant de la situation des employés car il est éloigné d'eux et le management au jour le jour de la société est aux mains d'une autre personne», elle-même parfois étrangère.
C'est ce que vit Nallan, un nettoyeur de voitures sri-lankais, croisé au même magasin d'épices que Shahabuddin. Son manageur direct, un Indien, ne lui donne pas les 1.000 rials (environ 200 euros) promis mais seulement 700. «Ce n'est pas assez pour vivre», estime ce père de quatre enfants qui dit ne pas avoir eu un seul jour de repos depuis les deux ans qu'il est au Qatar. Son patron lui a promis de l'augmenter mais il ne croit plus en ses promesses. «Je préfère partir, je n'aime pas ma vie ici.»
Mais le garagiste qui l'emploie refuse de lui donner son autorisation de sortie tant qu'il n'a pas trouvé un employé pour le remplacer. «Si j'avais ce document, je partirai dès ce soir», se plaint Nallan qui n'a de toute façon pas de quoi se payer un billet d'avion. Pourquoi n'attaque-t-il pas son employeur en justice? «Je ne savais pas que j'avais le droit», répond le Sri-Lankais, heureux de l'apprendre. Puis, interrogateur: «mais quand est-ce que j'irai au tribunal, je travaille tout le temps?»
26/05/2013, Alexandre Sulzer
Source : 20 minutes.fr

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