jeudi 4 juillet 2024 22:24

picto infoCette revue de presse ne prétend pas à l'exhaustivité et ne reflète que des commentaires ou analyses parus dans la presse marocaine, internationale et autres publications, qui n'engagent en rien le CCME.

La BD dessine l'exil

Sans-papiers, intégration, immigration... A Paris, une exposition rassemble, jusqu'à dimanche, près de 400 documents originaux et planches, autour de l'évolution des flux migratoires.

Il n’était pas retourné au Palais de la porte Dorée depuis les années 70, quand le lieu s’appelait encore le musée des Colonies. Professeur d’histoire-géographie à la retraite, Michel a longtemps travaillé à Sarcelles (Val-d’Oise), dans un collège où se côtoyaient 25 nationalités. «Je peux vous le dire, le Gaulois pur-sang n’existe pas!»,s’esclaffe-t-il. L’idée d’utiliser la bande dessinée pour aborder les questions d’immigration ne surprend pas ce grand lecteur de Blek le roc et de l’Echo des savanes, qui s’intéresse aussi à la question des sans-papiers. Pour lui, «l’étranger n’est plus simplement mis en scène, on est passé à une BD qui dénonce, qui hurle.»

Pour son public, l’exposition «Albums» témoigne d’une constante : la bande dessinée permet de raconter l’intime. A travers près de 400 pièces et documents originaux, planches de bande dessinée, esquisses et croquis préparatoires, entretiens filmés et photographies, documents d’archives, etc., l’exposition donne à voir de manière originale l’évolution du phénomène migratoire dans l’histoire.

«LA BD PERMET D’ALLÉGER LES SOUFFRANCES»

D’origine guadeloupéenne, Dominique est née en métropole dans les années 60. Le lien entre bande dessinée et immigration, pour elle, c’est d’abord Fouyaya, un magazine de BD créole qu’elle lisait petite. Dominique a grandi à Paris, là ou ses parents se sont rencontrés. «Nous vivions dans un petit appartement de Barbès, à l‘époque tous les Antillais allaient y faire leurs courses», raconte-t-elle. Elle fait partie de la deuxième génération venue de Guadeloupe, mais reste très attachée à ses racines. Les cases illustrées sur l’exil, le voyage, l’intégration, lui ont surtout rappelé l’histoire que lui racontait sa mère petite: une maman antillaise qui avait quitté Pointe-à-Pitre en 1957 pour rejoindre Paris. «Ils étaient pauvres, mon grand-père a dû vendre une de ses vaches pour payer le voyage. Vingt-cinq jours en tout, du bateau jusqu’au Havre, puis le reste en train jusqu’à la capitale. Il n’y avait pas encore l’avion à l’époque.»

A Paris, sa mère fut accueillie par un grand-oncle, ancien soldat de la guerre d’Indochine. Souvenir de la période douloureuse des colonies… la boucle est bouclée. Les Polonais et les Italiens des cités ouvrières que raconte le dessinateur Baru dans ses albums font écho à son récit. Pour Dominique, qui navigue de bulles en bulles dans l’exposition, sourire aux lèvres, toutes ces histoires entrent en résonance les unes avec les autres. «Ce sont souvent des récits douloureux. Ma mère, elle, a dû dire au revoir à sa famille. Mais la bande dessinée permet d’adoucir le ton, en ne gardant que les anecdotes, elle permet d’alléger les souffrances.»

«PLONGER LE LECTEUR DANS UN MONDE INCONFORTABLE»

Une idée qu’illustre parfaitement le journaliste américain et père du BD-reportage, Joe Sacco. Pour celui qui dépeint à travers ses récits le conflit palestinien (Palestine, une nation occupée) ou les conditions de vie des immigrés maltais (les Indésirables), la bande dessinée permet plus facilement de «plonger le lecteur dans un monde inconfortable». Signe d’une évolution, la Cité de l’immigration n’est plus seulement là pour donner à voir la grande histoire : elle fait partie intégrante de l’exposition. Une planche de Lionel Brouck fait ainsi le lien avec l’histoire récente de la Cité en racontant comment, en octobre 2010, un groupe de travailleurs sans-papiers est venu occuper le Palais de la porte Dorée pour réclamer leur régularisation. Sacs de couchage sous les banderoles, ils avaient investi le grand hall du musée pendant plusieurs jours. La direction les avait laissés faire, et le musée était resté ouvert.

La bande dessinée se fait aussi le reflet des questions de société qui occupent toujours l’actualité. Dans l’une des galeries, on trouve une double page parue dans Libération le 4 décembre 1983, au lendemain de la marche pour l’égalité, la fameuse «marche des beurs». Le journal posait alors une question aux politiques de l’époque : «Etes-vous pour ou contre une société française multiraciale?» Sur la page de gauche, comme pour donner un élément de réponse, une bande dessinée de l’auteur engagé Farid Boudjellal donnait la parole à la famille Slimani, une famille d’immigrés algériens qui passent leurs repas à s’écharper sur des questions de religion, d’intégration, de ce que ça veut dire d’être Français… Une page de la petite histoire pour résumer la grande.

Sophie n’est pas spécialement fan de bande dessinée, mais elle passe son temps le nez dans les bouquins. Cette bibliothécaire dit avoir été très émue par le récit de Grégory Jarry Et Otto T. : Petite Histoire des colonies. Dans un style épuré, presque enfantin, cette série retrace un siècle d’immigration française par la caricature, comme une mise à distance par la fable. «Chaque auteur à un esprit et une technique différente. En parlant d’immigration, la BD trouve un intérêt aussi bien artistique qu’historique», témoigne Sophie, qui a également été très touchée par le récit de Marguerite Abouet, Aya de Yopougon, qui «traite de sujets sensibles comme l’homosexualité, la place de la femme dans la société, la volonté de s’en sortir d’une héroïne qui rêve de devenir médecin».

L’exposition évoque ainsi le parcours des auteurs eux-mêmes pour raconter l’immigration : René Goscinny l’un des pères d’Astérix, né en France de parents immigrés polonais juif; Enki Bilal et ses récits futuristes inspirés de son enfance à Belgrade, ou encore Marjane Satrapi, révélée par Persepolis et son récit d’une jeune migrante fuyant l’Iran.

 «UNE APPROCHE LIBÉRÉE DES CLICHÉS»

Aurélia Aurita, auteure d’origine cambodgienne et chinoise, a quant à elle animé des cours de dessin autour du thème du racisme, en écho à l’exposition. «Entre 8 et 12 ans, c’est l’âge où l’on commence à s’interroger sur qui l’on est, explique-t-elle.La BD permet d’avoir une approche plus facile, libérée des clichés.» Dans l’exposition, on découvre des planches de son récit Je ne verrai pas Okinawa. Dans un style manga, elle raconte les difficultés qu’elle a connues pour obtenir un visa d’entrée au Japon. «J’avais l’habitude de faire des allers-retours pour aller voir mon compagnon japonais. Mais après le 11 Septembre, le climat a changé, ils ont durci les règles. J’ai été très choquée par cette expérience, et entendu d’autres récits effrayants sur la brutalité des services d’immigration au Japon.»

Evelyne, directrice de lycée, a voulu transmettre certaines valeurs à ses deux enfants Idir, 10 ans, et Inès, 8 ans, en les faisant participer à ces ateliers. «On venait de faire un gros travail sur la bande dessinée à l’école, c’était une occasion rêvée. La bande dessinée permet de raccrocher l’histoire à des images.» Mais la maman, qui dit avoir été élevée à la Fête de l’Humanité, ne veut pas faire d’angélisme pour autant. «Leur papa est algérien et mes deux enfants ont choisi d’être musulmans. Moi, non. Quand j’ai connu mon mari, il était sans papiers. C’est important pour moi que nos enfants sachent progressivement d’où ils viennent. Mais je veux aussi qu’ils s’initient à la vraie vie, celle où ils peuvent recevoir le racisme en pleine face.»

«Albums, bande dessinée et immigration, 1913-2013», Palais de la Porte Dorée, musée de l'Histoire de l’Immigration, 293, avenue Daumesnil, 75012. Jusqu'au 27 avril.

23 AVRIL 2014 , Jolan ZAPARTY

Source : Libération

 

Google+ Google+