lundi 25 novembre 2024 23:13

Sisco, l’écueil identitaire

La Corse n’en a pas fini avec «la rixe de Sisco». Un fait divers finalement mineur, d’un point de vue pénal (cinq blessés légers et de simples faits de violence en réunion), qui a pourtant occupé la une dans le creux aoûtien.

Le procès, reporté le mois dernier, se tient ce jeudi à Bastia. Au moment des faits, le 13 août, le climat national est loin de l’habituelle torpeur estivale, un mois après l’attentat de Nice et en pleine surenchère politico-médiatique autour du burkini. Alors, quand les journaux locaux rapportent, dans un premier temps, que de violents affrontements entre «Maghrébins» et «Corses» ont été causés par, selon les versions, la vue d’un burkini - finalement imaginaire - ou l’agression «d’enfants du village» par des musulmans radicalisés, la machine à fantasmes s’emballe. Retour en trois points sur «cette lamentable affaire», dixit le procureur de la République de Bastia, Nicolas Bessone, où «il n’y a pas des horribles radicalisés contre de méchants racistes». Ni de ratonnade spontanée, ni de provocation d’intégristes religieux s’écriant «Allah akbar». Mais bien plus qu’une simple bagarre : un embrasement aux relents identitaires passé pas loin du drame, dans un climat national délétère.

Pêche, grillades et baignade

Si les faits ont opposé les onze membres de la famille B. (quatre frères de nationalité marocaine, leurs épouses et leurs enfants âgés de 19 mois, 4 et 7 ans) et entre 50 et 100 habitants de Sisco (1 200 âmes recensées), seuls cinq hommes sont renvoyés devant le juge. Trois frères, tous poursuivis pour violence en réunion avec armes : Mustapha B., 33 ans et un casier chargé (trafic de cocaïne, outrages répétés contre des policiers), identifié comme le «meneur» de la famille dans ces événements, et à ce titre seul prévenu en détention provisoire ; Jamal B., 29 ans et Abdelilah B., 38 ans. Mustapha et Jamal ont grandi et vivent toujours dans l’agglomération bastiaise, Abdelilah réside lui au Maroc et était en vacances à Sisco. Le quatrième membre de la fratrie, en situation irrégulière, a présenté une fausse identité lors de son audition et a disparu depuis. Du côté des Siscais, Lucien S., 50 ans, le boulanger au passé trouble (une condamnation pour chantage en 2003), et un jeune employé communal de 22 ans, Pierre B. Eux aussi devront répondre de faits de violences sur Jamal B., frappé à terre par l’un puis boxé par l’autre alors qu’il était évacué inconscient sur une civière - deux agressions filmées par témoins et journalistes.

Le 18 août, lors de la comparution immédiate avortée à la suite de la demande de renvoi des conseils de la famille B., le procureur a décrit une «privatisation» de la crique par les frères B., dans «une logique de caïdat», au milieu de l’après-midi. Ceux-ci s’en seraient pris aux touristes puis à des jeunes locaux. Une description démentie par la famille, qui assure avoir simplement voulu passer une journée pêche, grillades et baignade, en «cohabitant sans heurt» avec les touristes. Pour Me Elhamamouchi, avocat de Jamal B., «ceux qui ont échappé à la mort de peu sont devenus les accusés. On a l’impression que le procureur s’est senti obligé de compenser la gravité des faits reprochés aux villageois en attribuant l’initiative de la rixe aux victimes. Comme si cela pouvait tout justifier !»

Quel que soit le point de départ de la rixe - la femme de Jamal prise en photo par des touristes puis des jeunes du village alors qu’elle se baignait «en robe longue et un foulard sur la tête» ou, comme l’avancent d’autres, le caillassage d’un couple de touristes dont la femme bronzait seins nus -, une altercation au couteau a lieu entre Mustapha B. et un Siscais de 18 ans, légèrement blessé. Lequel alerte immédiatement son père, un ex-légionnaire tchèque, qui aurait reçu - là encore, les faits sont contestés - une flèche de fusil harpon sous l’aisselle. Les SMS fusent, les villageois déboulent. S’ensuit un interminable face-à-face en aplomb de la crique. Malgré la présence d’un rideau de gendarmes, les véhicules de la famille B. sont retournés et brûlés, avant que l’empoignade ne dégénère au moment de l’évacuation de ces derniers, tard dans la soirée. Un des frères n’est pas loin de passer par-dessus la falaise, et les gendarmes doivent prêter leurs casques aux enfants de la famille B., assis avec le vide dans le dos, face à la meute, comme l’a raconté un militaire dans le Parisien, ajoutant au passage que Mustapha B. aurait tenté dans le tumulte de s’emparer de son arme.

Si, du côté des frères, on revendique le statut de victimes, Rose-Marie Prosperi, l’avocate des Siscais, assure que ses clients assument : «Ils considèrent que ce qui a été fait ce jour-là devait être fait, parce que des enfants ont appelé "au secours". En Corse, on n’est pas encore au point où l’on ferme ses volets quand le voisin appelle à l’aide.» Une rengaine reprise par Ange-Pierre Vivoni, le maire socialiste de Sisco : «Cette histoire, ce n’est ni du racisme ni de la vengeance… Ce sont des gens qui ont voulu protéger les enfants, car les enfants ici, c’est sacré, c’est le code de l’honneur. Franchement, ce soir-là, j’étais au côté des forces de l’ordre en tant que maire, mais si je n’avais pas ces fonctions, j’aurais été du côté de mes ouailles» , ajoute-t-il. Une focalisation larmoyante sur les «enfants du village» qui agace Me Elhamamouchi : «Ce sont des jeunes quasi majeurs, de 17 et 18 ans ! Alors que dans la famille de mes clients, on a des enfants en bas âge traumatisés !»

«Tension palpable»

Sisco a du mal à se remettre de son coup de chaud. Le maire a pris un arrêté contre toutes les tenues «non respectueuses des bonnes mœurs et de la laïcité», pour, assure-t-il, «ramener le calme, y compris pour mes administrés musulmans». Attaqué en justice par la Ligue des droits de l’homme, le tribunal administratif de Bastia lui a donné raison le 6 septembre, estimant justifiée l’invocation du trouble à l’ordre public (1). Néanmoins, «la tension est encore palpable», reconnaît Ange-Pierre Vivoni. «Désormais, Sisco est connu jusqu’en Amazonie. Il faut voir ce qu’on écrit sur Internet», poursuit-il. D’où la peur d’être désormais une cible. Avant la rentrée des classes, les parents d’élèves ont fait part de leur crainte de «représailles» contre leurs enfants. Deux agents surveillent désormais l’accès de l’école et l’installation de caméras de surveillance a été promise. Au-delà du village, l’affaire a donné un coup de fouet aux groupuscules nationalistes d’extrême droite, selon une source policière : «Ils sont actifs dans le milieu scolaire, on l’a vu à Bonifacio.» Le 5 septembre, cinq femmes voilées se sont ainsi vu barrer l’accès d’une école maternelle. Un maire controversé du sud de l’île a quant à lui appelé à «exclure définitivement tous les Maghrébins et leurs familles» de Sisco, avant de se tuer fin août dans un accident de moto… avec, sur lui, 100 000 euros en liquide et un calibre. Jamal B. s’est exilé en région parisienne, assurant avoir reçu des menaces. Lors de la première audience, 500 personnes s’étaient déplacées devant les grilles du palais de justice, certaines jurant que si l’un des Siscais «va en prison, on sort les fusils». Le week-end suivant la rixe, des centaines de personnes s’étaient rassemblées, aux cris d’«on est chez nous !» dans le quartier populaire de Lupino, à Bastia, où était, selon elles, censée vivre la famille B.

L’ombre des politiques

Dans ce contexte, le procès a pris une coloration politico-identitaire et chaque camp fourbit ses armes. Une association montée à la dernière minute a recueilli les «nombreux dons», selon Me Rose-Marie Prosperi, reçus par les deux prévenus siscais. La défense des frères B., originellement assurée par des avocats locaux (2), est désormais entre les mains de quatre Franciliens, dont Me Philippe Ohayon, le conseil du braqueur Antonio Ferrara. Une implication vue sur l’île comme une immixtion parisienne, nourrissant des rumeurs délirantes, comme celle d’un financement de la défense des frères par le Qatar… Les avocats de la famille B. tiennent à signaler un traitement partial de l’affaire par les autorités, et notamment le rôle de Gilles Simeoni, président du Conseil exécutif de Corse, et Jean-Guy Talamoni, président de l’Assemblée de Corse. Revient en mémoire cette scène devant la gendarmerie de Borgo, où étaient entendus les cinq prévenus la veille de la comparution immédiate. Face à la foule qui réclamait la «libération» des villageois, c’était le duo de leaders indépendantistes qui était venu annoncer la levée de la garde à vue de ces derniers, sortis le poing levé pendant que les frères B., poursuivis pour les mêmes faits, passaient la nuit en cellule. «Il est choquant de voir quelqu’un comme M. Simeoni, un ancien avocat, se permettre de parler d’agresseurs et de victimes alors qu’il n’a pas le dossier et de traiter la famille B. comme des étrangers, alors qu’il s’agit là de ses administrés» , remarque Me Elhamamouchi, qui affirme que Mustapha B. s’est vu refuser toutes ses demandes de parloir.

Un spécialiste des milieux indépendantistes analyse différemment l’implication des nationalistes : «Ils se mettent en avant pour calmer le jeu et éviter les provocations stupides de leur base. Ils veulent se montrer garants de l’ordre public. En sus, ils sont très attachés au concept de "communauté de destin" et refusent d’ethniciser l’affaire.» Ce contexte aussi trouble que tendu pousse les conseils des frères B. à souhaiter un dépaysement du procès. Et donc un nouveau report.

14 septembre 2016, Guillaume Gendron

Source : Libération

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