Coauteur d’un «Atlas des immigrations», l’historien Pascal Blanchard rappelle l’incroyable dynamisme des migrations en France ces deux derniers siècles. Plutôt que se positionner «pour ou contre», il s’agit de mieux connaître les étapes majeures de cette histoire. Afin de «sortir des fantasmes et entrer dans le réel».
Une image d’Epinal domine toute l’historiographie de l’immigration : celle du travailleur immigré maghrébin des années 70-80. Cette polarisation masque des enjeux migratoires bien plus complexes, que rappelle cet Atlas des immigrations en France (1). Les critères qui définissent «l’immigré» fluctuent en permanence, suivant les époques, les diasporas et les régions. Pascal Blanchard, historien spécialiste de l’immigration, ses deux coauteurs, Hadrien Dubucs et Yvan Gastaut, et la cartographe-infographiste Aurélie Boissière montrent à quel point la France est un pays qui a élaboré ses identités collectives en lien avec les multiples strates de présences migratoires. «Parler de l’histoire de France sans parler de l’histoire de l’immigration, rappelle Pascal Blanchard, ce serait comme raconter l’histoire des Etats-Unis en oubliant la guerre de Sécession et l’histoire de la ségrégation.»
Vous proposez un atlas des immigrations au pluriel ?
Nous avons voulu couvrir toutes les sortes d’immigration, aussi bien celles des cols blancs que celles des migrants ou des réfugiés en Méditerranée, et à toutes les époques, celle des militaires au temps des empires coloniaux comme celle des artistes. C’est une problématique beaucoup plus ample et contrastée que ce qu’on nous présente habituellement dans les débats publics. Tout ne se résume pas au «travailleur immigré en France dans les années 70». Les histoires de migrations coloniales n’ont rien à voir avec celles des migrations européennes par exemple, et le contexte des années 1880-1890 est très différents de celui des décennies 1980-1990.
On peut aussi devenir français sans bouger…
Les frontières ne sont pas immuables. Les Alsaciens en savent quelque chose. Ceux qui refusèrent d’être allemands ont même été envoyés par la France en Algérie où on leur a donné des terres car on ne savait pas où les mettre en métropole, en 1871. En outre, personne n’imaginait en 1910 que ces Alsaciens, ces Lorrains allaient redevenir français quelques années plus tard ! Enfin, personne n’avait pensé le «retour» de leurs descendants de l’Algérie vers l’Hexagone dans les années 1956-1962, pays où ils n’ont jamais vécu. Beaucoup de citoyens sont devenus français par la conquête militaire, ils n’ont pas migré, c’est la frontière qui est venue à eux. Certains ne parlaient même pas la langue française, ils ont dû l’apprendre. C’est le cas pour beaucoup de Savoyards ou de Corses. On oublie trop souvent que la frontière de la citoyenneté bouge, elle aussi. Il y a des intégrations collectives comme avec le décret Crémieux en Algérie : 35 000 juifs deviennent français du jour au lendemain à travers l’attribution d’office en 1870 de la citoyenneté française pour ceux que l’on désigne alors comme des «israélites indigènes» pour les distinguer des musulmans qui, dans leur majorité, restent sous le régime de l’indigénat. Etre ou non français est donc aussi une histoire complexe du droit et de la politique, notamment en situation coloniale.
Vous racontez aussi l’histoire de la construction de la figure de l’immigré…
Cette figure apparaît avec la révolution industrielle, au XIXe siècle. Le portrait-robot dessine un homme qui arrive pour travailler à la tâche, comme paysan ou comme ouvrier. Il vient de partout, de l’empire colonial comme du reste de l’Europe, il peut aussi venir des campagnes et des provinces vers les villes (Bretons, Corses, Basques, Auvergnats, Savoyards, Landais…). Ce qu’il ne faut surtout pas oublier, c’est que l’image de l’indigène et du colonisé se construit à la même période. On assiste fin XIXe, début XXe à la fusion progressive de ces deux images, celle de l’immigré et celle de l’indigène autour de l’idée d’indésirable. Le processus est lent et, après les indépendances, cette image devient dominante et s’affirme en 1970-1980 comme celle de l’immigré-référence.
Mais l’immigration coloniale ne date-t-elle pas des indépendances ?
C’est notre imaginaire d’aujourd’hui qui opère cette reconstruction. Les premiers immigrés coloniaux sont à Marseille dès 1905-1906. Le patronat les a fait venir dans les savonneries à l’époque parce que les Italiens deviennent trop rétifs et qu’il faut «casser» les grèves. Les Kabyles sont alors corvéables à merci : on peut les expulser du jour au lendemain. Le phénomène est le même dans les mines du Nord de la France, les fonderies à Lyon ou au Creusot et les transports à Paris. La Grande Guerre va démultiplier la présence de ces travailleurs coloniaux : plus de 275 000 seront appelés dans l’Hexagone aux côtés des combattants. Pour le patronat, tout est plus simple et plus rentable, ces Maghrébins viennent seuls, ils ne touchent pas d’allocations ou très peu, ils travaillent trois ans et repartent le plus souvent. De plus, un «indigène» n’a pas le droit de se syndiquer au début du XXe siècle et est payé deux à trois fois moins que les autres travailleurs.
La France est aussi un pays qui se referme à certaines périodes de son histoire…
Il y a trois grandes périodes de repli : la fin du XIXe siècle, les années 30 (notamment lors du tournant de 1932) et aujourd’hui (1995-2015). Les mécanismes sont à chaque fois comparables : crise économique, rétractation de la nation, peurs identitaires et enfin expulsion. A la fin du XIXe, on expulsait les «exotiques» et ceux que l’extrême droite maurrassienne nommait les «métèques» : des immigrants venant d’Europe centrale et des Balkans, des juifs, des Italiens. La haine contre les Transalpins mènera jusqu’au massacre à Aigues-Mortes (Gard) en 1893. On leur reprochait alors d’être trop catholiques et de voler le travail des ouvriers «français».
Les gouvernements de gauche ouvrent-ils davantage le pays ?
Non, ces contextes de repli identitaires dépassent totalement les clivages politiques. Le PCF a eu le même type de discours que la droite au début des années 80. La plus grande ambiguïté réside peut-être du côté du patronat et des milieux d’affaires, qui continuent de faire venir des immigrés selon leurs besoins, même quand des lois restrictives sont votées, en totale contradiction avec les gouvernements de droite qu’ils soutiennent.
Les immigrés retournent-ils dans leurs pays ?
Longtemps, cela a été systématique pour certains flux migratoires : pour les Maliens, par exemple, de manière cyclique, un frère, une sœur, un cousin remplaçait un migrant qui rentrait au pays, les Portugais, les Italiens ou les Marocains, jusque dans les années 60-70, aussi. Ce n’est plus le cas, sauf pour une partie des réfugiés asiatiques des années 70. Ou pour les descendants de la troisième génération de l’immigration maghrébine qui décident d’aller travailler hors de France à cause des discriminations à l’embauche et de la crise de l’emploi. Mais globalement, les migrants restent. Plus les lois sur l’immigration sont dures, plus les installations sont définitives. Fait intéressant, on assiste aujourd’hui à des retours différés d’une ou plusieurs générations. Par exemple, des enfants de Chinois, de Turcs ou de Vietnamiens vont partir travailler dans le pays d’origine de leurs parents, où ils n’ont jamais vécu. Ce processus s’observe aussi chez les jeunes Sénégalais. Il s’agit là des petits-enfants qui ont fait leurs études en France. A contrario, si on demande aujourd’hui à des adolescents de Dakar où ils veulent faire leurs études, je pense que la France arrive loin derrière les Etats-Unis, l’Afrique du Sud ou le Canada. La France ne les fait plus rêver.
La France est-elle toujours première pour les mariages mixtes ?
En Europe, la France est bien le premier pays des «mariages intercommunautaires». L’union entre communautés nationales différentes - mais aussi religions ou origines culturelles différentes - est un fait social accepté. Ce ne sont pas forcément des mariages entre Français et étrangers, mais aussi des mariages entre deux étrangers d’origine différente : une Espagnole avec un Portugais, une Marocaine avec un Ivoirien par exemple. C’est le signe d’une plus grande intégration encore : ces deux étrangers ont dépassé les pressions sociales et familiales de leur communauté. On en parle peu, la France est pourtant un pays exemplaire sur ce sujet.
Ces mariage s sont-ils le signe d’un recul du communautarisme ?
Absolument pas. Le communautarisme est comme une tache de vin sur une nappe blanche : il existe bien sûr, mais on se focalise dessus de manière surdimensionnée. On a à la fois raison et tort. Pour réussir à faire du commun, il faut lutter contre tout séparatisme, mais toutes ces dynamiques communautaires ne sont pas en soi négatives : certains ont le désir de se replier pour mieux se défendre des discriminations. Ces réflexes communautaires existent surtout pour les filles : elles réussissent mieux à l’école mais subissent aussi une pression sociale bien plus forte pour se marier par exemple, ou pour la pratique religieuse. Etonnament, les plus réticents aux mariages hors de leur communauté sont, notamment, les Cambodgiens ou les Turcs. Ce n’est pas seulement un problème de liberté, mais de péril sur une identité dont on a l’impression qu’elle est menacée, et cela conduit à une forme de surmoi culturel et donc à un repli communautaire. Les Français ont aussi connu ce phénomène en Louisiane, pendant quatre ou cinq générations : ils ne se sont mariés qu’entre eux, pour ne perdre ni leur culture ni leur histoire.
Pourquoi certaines immigrations sont-elles invisibles ?
Un Irlandais qui migre aux Etats-Unis au début du XXe siècle est visible, alors qu’un Irlandais qui migre aujourd’hui n’est pas repérable. Les critères sociaux ont changé. Même les termes changent : un Français qui va travailler au Sénégal est un expatrié, un Sénégalais qui vient en France est un immigré. Encore aujourd’hui. C’est bien une question d’héritage colonial qui brouille le regard porté sur l’autre, mais aussi de surmoi occidental dans ce processus de gestion du fait migratoire. Un Chinois en France est vu comme immigré, un Japonais non. Dans notre imaginaire, les Japonais ont basculé dans le camp occidental. Le racisme n’est donc pas le seul critère. L’histoire est aussi essentielle. Quels sont ceux qui sont considérés comme «nous» ou comme «autres» ?
L’année 2015 représente un tournant…
Attentats en France, polarisation sur l’islam, flux de réfugiés en provenance de Syrie, d’Irak ou d’Erythrée, montée des enjeux identitaire… 2015 est une année de basculement. Cet atlas permet de replacer la question migratoire dans le temps post-colonial et de rappeler, au moment où on parle du «roman national», que les deux derniers siècles ont été marqués en France par une histoire d’un dynamisme incroyable, en lien avec les flux migratoires qui se sont succédé. La question n’est pas ici de savoir si on est pour ou contre, la question est d’en faire le récit, de mieux connaître les étapes majeures de cette histoire. De sortir des fantasmes pour entrer dans le réel. Après, le débat peut exister sur l’ouverture ou la fermeture des frontières, sur la capacité d’une société au vivre-ensemble, sur les enjeux identitaires face aux présences migratoires ou aux moments de peur comme en 2015. Pour autant, un tel atlas sur le temps long permet de briser des mythes et de réfléchir autrement et au-delà d’une simple histoire linéaire depuis nos ancêtres les Gaulois ! Il permet de comprendre comment la France de 2017 s’est construite.
23 décembre 2016, Catherine Calvet
Source : Libération