mercredi 3 juillet 2024 20:41

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En Allemagne, un mot d'ordre bien plus qu'une politique

Il est désormais devenu fréquent de ce côté-ci du Rhin de parler d'un modèle multiculturel allemand. En affirmant cet automne que "le multiculturalisme avait échoué", la chancelière n'a-t-elle pas, en le déclarant caduc, entériné l'existence même du modèle ? D'où la tentation française d'associer dans un même souffle le multiculturalisme britannique et allemand pour mieux les opposer au modèle républicain français.

Le terme de multiculturalisme apparaît, certes, dans le débat public des années 1990. Emprunté à la philosophie politique nord-américaine, il accompagne, dans le contexte spécifique de la société allemande, une prise de conscience du fait que les immigrés ne sont pas des Gastarbeiter, des travailleurs invités destinés à rentrer dans leur pays d'origine, mais qu'ils sont installés durablement, parfois déjà depuis plusieurs générations.

Le multiculturalisme se veut une alternative à ce qui se concevait jusque-là comme une Ausländerpolitik, une politique des étrangers. Employée surtout par les Verts, la notion articule l'idée d'une égale dignité des cultures et du caractère positif de la diversité ainsi que le refus de l'hégémonie culturelle de la société majoritaire. On ne peut pas dire pour autant que la politique menée à l'égard de la population issue de l'immigration a été "multiculturelle".

Les mesures importantes en la matière au cours de la décennie 2000 - vote d'une loi réformant l'accès à la nationalité allemande par l'introduction d'une composante de droit du sol (2000) et d'une loi sur l'immigration (2005), création en 2006 d'une Islamkonferenz (conférence de l'islam, destinée à l'institutionnalisation du dialogue entre la puissance publique et les musulmans allemands, assez comparable au Conseil français du culte musulman CFCM), l'élaboration d'un plan national d'intégration et l'institutionnalisation de "sommets de l'intégration" réguliers - sont des mesures d'intégration qui n'ont rien de comparable à la présence de représentants des communautés immigrées dans les conseils municipaux ni au financement par la puissance publique d'institutions ou d'associations communautaires au Royaume-Uni.

L'Allemagne, parfois qualifiée de späte Einwanderungsland (pays où l'immigration est un phénomène plus tardif), se dote des instruments politiques nécessaires pour gérer l'immigration. L'étiquette "multiculturelle" comme qualificatif d'une action politique n'est apparue qu'une fois, dans l'intitulé de la fonction assumée par Daniel Cohn-Bendit de 1989 à 1997 à la mairie de Francfort (où un enfant sur trois sont issus de l'immigration) : il était chargé auprès de la mairie des affaires multiculturelles.

Mais, là encore, la politique menée sous ce label était une politique d'intégration : incitation à la participation politique et sociale, cours d'allemand et d'intégration, gestion des conflits à l'échelle locale.

Or, à mesure que la société allemande, comme d'autres sociétés européennes, prend conscience de l'insuffisante intégration des immigrés, il devient tentant de trouver une explication idéologique à cet échec et d'attribuer la présence de Parallelgesellschaften ("sociétés parallèles") au sein de la société majoritaire à une tolérance passive de différences culturelles jugées incompatibles avec les valeurs démocratiques. D'où l'apparition dans le débat politique, de la notion de Leitkultur ("culture de référence"), conçue comme un antidote au relativisme culturel qu'aurait véhiculé l'idéologie multiculturaliste.

La société nationale formule par là ce qu'elle s'estime en droit d'exiger de ses immigrés. Les mesures inspirées depuis cinq ou six ans par la revendication d'une Leitkultur visent un meilleur apprentissage de l'allemand, notamment chez les enfants (avec des mesures de détection précoce des déficits linguistiques, ce qui suppose la scolarisation plus précoce des enfants et le développement des jardins d'enfants), la lutte contre l'échec scolaire (en réaction aux résultats des différentes enquêtes PISA qui ont donné la mesure du décrochage scolaire des enfants issus de l'immigration, grâce au développement de l'encadrement scolaire l'après-midi), la création de cursus pour la formation des imams dans les universités, pour qu'ils soient formés en Allemagne et en allemand et familiers de la société allemande, l'introduction dans certains Länder d'un enseignement de religion musulmane sur le modèle de ce qui existe pour le protestantisme et le catholicisme, la lutte contre les crimes d'honneur et les mariages forcés.

Mais aussi l'élaboration de questionnaires utilisés dans les entretiens en vue de la naturalisation, censés vérifier que le candidat a intériorisé les valeurs considérées comme fondamentales par la société allemande, c'est-à-dire les valeurs démocratiques, l'égalité des sexes notamment.

Si la Leitkultur ne saurait se définir par des caractéristiques allemandes ethniques, ce qui rappellerait l'exaltation völkisch de l'identité allemande par les nazis, mais seulement par les valeurs qui fondent la société allemande comme société démocratique, elle n'en est pas moins définie couramment (et pas seulement par l'aile conservatrice de la CDU) par ses sources "judéo-chrétiennes", considérées comme les fondements de l'identité démocratique. La Leitkultur, réponse à l'échec supposé du multiculturalisme, se définit, elle aussi, par des références culturelles.

Le multiculturalisme n'a donc jamais été en Allemagne un "système" politique. C'était tout au plus un mot d'ordre ou un champ de réflexion, considéré actuellement, d'ailleurs, par les intellectuels et les chercheurs comme dépassé ou devant être développé par des concepts qui n'assignent pas les individus à leur origine et rendent mieux compte de la mobilité des identités culturelles. Quand la chancelière Angela Merkel décrète "l'échec" du multiculturalisme, elle ne saurait remettre en cause un système ou une politique qui n'ont jamais existé, elle s'en sert comme d'un repoussoir idéologique. p

26/2/2011, Béatrice Durand, Professeure au lycée français de Berlin et à la Freie Universität

Source : Le Monde

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