dimanche 24 novembre 2024 21:44

A Marseille, « un mort arabe est toujours un mort suspect »

Une ancienne de la marche des Beurs, avec d'autres mères des quartiers nord, a un programme pour empêcher les jeunes de tomber dans l'engrenage de la drogue.

Une dépêche de l'Agence France presse (AFP), « Marseille : le sursaut des mères des quartiers nord », et la ministre de la Justice veut les rencontrer. Une demi-heure avec Christiane Taubira, le 22 août dernier, et les voilà invitées sur les plateaux télés.

Face à leur soudaine notoriété, les femmes du Collectif du 1er juin, devenues les figures marseillaises de la résistance à la violence, jubilent mais gardent le sang froid. Samedi 1er juin 2013, les mères avaient organisé une marche contre la violence.

« Les 23 demandes des habitants » (lire le document ci-contre), fruit de six mois de travail, est sur le bureau de la garde des Sceaux et dans les boîtes aux lettres de tous les ministres. Devant les médias qui se pressent pour les écouter, la poignée de « copines de malheur » veille à rester fidèles à la parole des quarante familles qui leur ont fait confiance.

Et d'éviter la récupération politique.

Dans le frais du jardin de ce pavillon prêté par un ami, au cœur des quartiers nord, Yamina, Farida, Malika, Fatima et Haouaria rient, se serrent les coudes, s'emportent... Et quand la colère monte, lâchent, tendant leurs quatre pages :

« On ne veut plus réfléchir, ça fait trente ans qu'on réfléchit. Maintenant on a les solutions. »

« Pas un ministre n'a eu de mot pour les mamans »

Une mort violente a réveillé le souvenir d'une autre, survenue trente trois ans plus tôt, et redonné à Yamina Benchenni le goût du combat. Le 14 février dernier, Yassin Aïbeche, 19 ans, a été tué dans une épicerie de Marseille par un policier ivre, en dehors de ses heures de service. Yamina et ses copines n'ont pas tardé à passer de la prostration à la mobilisation.

Car le 18 octobre 1980, c'est Lahouarie Ben Mohamed, 17 ans, qui était tué par un CRS, lors d'un barrage policier. L'auteur du tir dira avoir eu « la gâchette facile » et n'écopera que de quelques mois de prison avec sursis. Dès lors, s'installe le sentiment que toutes les vies n'ont pas la même valeur et que la justice n'est pas la même pour tous.

Quand le Premier ministre Jean-Marc Ayrault est descendu à Marseille la semaine dernière avec cinq ministres, il est allé à la préfecture et a annoncé des renforts policiers. « Des visites qui n'apportent pas grand chose », a raillé Samia Ghali, la sénatrice-maire socialiste connue pour avoir réclamé, en août dernier, l'armée dans les quartiers.

Le Collectif du 1er juin est très critique contre ce discours sécuritaire, mais il dresse le même constat que les politiques : les quartiers nord de Marseille souffrent de sous-développement. Yamina déplore :

« Les ministres n'ont même pas cherché à rencontrer la société civile. Pas un n'a eu de mot pour les mamans ! Il n'y a pas de bon et de mauvais mort. Ici, il y a trop de morts et malheureusement, un mort arabe est toujours un mort suspect. »

En 1980, après le meurtre de Lahouarie, elles avaient organisé une marche blanche, comme elles le feront trente trois ans plus tard pour Yassin. La marche pour l'égalité et contre le racisme, en 1983, n'est pas partie de Lyon mais d'ici, du lieu exact de la mort de Lahouarie.

Sa sœur, Farida Ben Mohamed, se rappelle la chanson « Enfant d'immigrés » qu'elle avait écrite à l'occasion, sur l'air de « Sabra et Chatila » de Nass el Ghiwane. Avec Yamina Benchenni, sur une balancelle, elles prennent plaisir à entonner le refrain.

Lahouarie est le premier d'une longue liste de « chaïd », disent-elles, des martyrs : qu'ils soient victimes de la police, du racisme ou de règlements de compte, tous ces morts sont « des morts de trop ».

« Toute ma vie j'ai voté socialiste... pour rien »

« Je suis née dans le combat », lance Yamina, acceptant de revenir sur son histoire personnelle typique de la deuxième génération d'immigrés. Elle a 2 ans quand s'achève la guerre d'Algérie et que son père, employé de mairie à Cannes, refuse la nationalité française. Son épouse, la mère de Yamina, a laissé trois frères au combat contre le colon français et il ne peut abandonner sa nationalité d'origine.

Il perd son travail à la mairie et s'installe avec sa famille dans les bidonvilles des quartiers nord de Marseille, parmi les gitans et d'autres Algériens.

« On disait "les Français" pour parler des Italiens, des Espagnols, des Arméniens. En fait, ils n'étaient pas plus français que nous, c'est juste qu'ils étaient arrivés avant. »

En 1980, à la mort de Lahouarie, Yamina Benchenni est éducatrice à la cité des Flamants.

« On se disait alors, si t'es pas français, tu meurs. On a marché sur la Cannebière pour dire "on ne veut plus être tirés comme des lapins". »

En 1990, son frère est « tué par un facho ». C'est à ce moment-là qu'elle décide de prendre la nationalité française :

Proposition n°1

La première des 23 propositions, et la plus importante, est la création d'une « instance officielle de dialogue et de travail permanente avec les institutions publiques au plus haut niveau de décision ».

En sous-titre, elles expliquent : « Cette institution, c'est la République. On veut qu'elle soit à l'écoute de nous. »

« Je voulais voter, faire barrage au FN. Toute ma vie j'ai voté socialiste... pour rien. »

Depuis, elle a travaillé quinze ans pour SOS Drogue international, repris les études, et toujours regardé passer les sirènes de la politique. Sans regrets jusqu'à aujourd'hui :

« Le PS invente l'arabe de service avec SOS racisme. Je vois bien leur jeu et j'ai choisi de ne pas rentrer pas dans leur système clientéliste. »

« La fouille au corps à l'entrée de la maison »

Yamina connait parfaitement l'économie de la drogue qui empoisonne la vie des cités et essaie, à son échelle, d'empêcher les jeunes de « tomber dans l'engrenage ». Elle dessine le parcours-type de celui qui finira victime d'un règlement de comptes :

« Dès 9-10 ans, il ramène canettes et sandwichs pour les grands frères et s'achète des bonbons avec la monnaie. A 12 ans, il commence à décrocher de l'école et à 15 ans, il gagne vingt euros par jour. A 20 ans, il peut se faire 3 000 euros net par mois.

Un jour, il a plein de billets dans la poche et rien dans la tête mais il se sent exister. Il veut s'habiller en Prada, refaire les seins de sa copine, rouler en Audi.... et il craque : il décide de ne pas rendre l'argent.

Il suffit ensuite de faire un petit séjour en prison, et il revient comme un loup. »

Cette vulnérabilité de l'ado en proie aux conduites à risques, elle l'a expérimenté avec son propre fils. Et après dix ans de lutte acharnée, a finalement réussi à le remettre dans le droit chemin. Il est aujourd'hui employé dans une entreprise de transport :

« Je dis aux mères : si votre fils ne va plus à l'école, se lève à 13 heures, vous pique vos bijoux, vérifiez s'il ne fume pas du shit. Si vous pensez qu'il deale, instaurez la fouille au corps à l'entrée de la maison. »

Elle se marre en se souvenant de toutes ces mamans étonnées de trouver tant de « bouts de chocolat » dans les poches de leurs gamins. Elle est parfois allée chercher son fils par le col dehors le soir, ou a demandé directement aux têtes de réseaux de le laisser tranquilles. Et pense que les mamans devraient faire pareil.

La légalisation, seule issue ?

Pour que leurs fils ne deviennent pas des « guetteurs », il faut éviter le décrochage scolaire avant 12 ans, serinent ces mères de famille. Et pour cela, qu'ils aient des perspectives d'emplois. Or précisément parce qu'ils vivent dans ces quartiers d'exclusion sociale, ils sont tenus loin de l'emploi. Le cercle vicieux est bien connu, mais les politiques n'ont jamais de réponse globale. Le ministre de l'Intérieur a beau avoir envoyé des policiers en renfort, les dealers continuent leur trafic au pied des fourgons.

A l'instar du chercheur Fabrice Rizzoli, qui propose un « Cannabis social club à Marseille », les mères du Collectif du 1er juin voient l'avenir dans la dépénalisation dans un premier temps, puis dans la légalisation. Elles n'ont pas osé l'écrire tel quel dans leurs 23 propositions, mais sont persuadées que seule la mise à mal de l'économie souterraine priverait les réseaux de leur raison d'être.

Fatima ajoute même que la majorité des consommateurs viennent des beaux quartiers, et que l'Etat lui-même a intérêt à ce que les trafics perdurent. Elle va jusqu'à dire que « sans consommateur, pas de vendeur » et accuse les matons de faire rentrer du shit en prison.

Pour Yamina, l'urgence est au moins de protéger ceux qui peuvent l'être et d'éviter que la prison ne devienne une école de la délinquance pour les plus jeunes, les plus fragiles. Bien sûr, si la police, par un efficace travail de renseignement, pouvait arrêter les « raïs », les têtes de réseaux qui « gagnent le plus et prennent le moins de risques », ce serait bien. « Mais le réseau est comme une pieuvre, il se reconstitue toujours. »

27/8/2013, Sophie Caillat

Source : Rue89

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