Des acteurs issus des minorités, plutôt jeunes et diplômés, organisent une résistance face à une "islamophobie" qu'ils jugent en plein essor, mais ils souffrent "d'un soupçon de radicalité", estiment les sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed.
Les deux chercheurs, qui publient jeudi "Islamophobie: comment les élites françaises fabriquent le problème musulman" (éditions La Découverte), reviennent dans un entretien avec l'AFP sur la visibilité croissante d'associations, de médias et d'ouvrages qui luttent contre l'islamophobie.
Des agressions de femmes voilées à Argenteuil (Val-de-Marne) au printemps, puis les émeutes de Trappes (Yvelines) cet été, ont mis en lumière l'action du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) ou de la Coordination contre le racisme et l'islamophobie (CRI).
Ces associations, tout comme les Indigènes de la République ou les Indivisibles, existaient depuis quelques années "mais sont arrivées à maturation" récemment, selon MM. Hajjat et Mohammed. Ainsi le CCIF, créé en 2003, "est vraiment actif depuis 2010 et s'est peu à peu professionnalisé avec trois juristes à temps plein en 2013", notent-ils.
De même, des sites communautaires très différents comme Al Kanz, Oumma.com, Saphirnews ou islametinfo sont de plus en plus réactifs sur le sujet. "Ils ont acquis la capacité à imposer un contre récit", estiment les chercheurs.
A Trappes, où les émeutes sont nées après un contrôle houleux d'une femme intégralement voilée, certains sites ont mis en cause l'attitude des policiers, alors que la justice accusait son mari de rébellion.
Autre indicateur d'une mobilisation croissante: le lancement le 16 septembre d'une Ligue de défense judiciaire des musulmans (LDJM) par l'ex-avocat médiatique Karim Achoui.
La rentrée littéraire est également marquée par de nombreux ouvrages engagés contre l'islamophobie: outre le livre de MM. Hajjat et Mohammed sortent "Nos Mal-Aimés", du journaliste Claude Askolovitch, "Dictionnaire de l'islamophobie" de l'historien Kamel Meziti, "Ce populisme qui vient" du sociologue Raphaël Liogier, etc.
"Montrer patte blanche"
Pour les deux sociologues, ce foisonnement est d'abord lié à "une inquiétude grandissante face à la détérioration de la situation". Agressions de femmes voilées, dégradations de mosquées, insultes...: les actes islamophobes sont en hausse en 2012, de 28% ou de 57% selon les sources.
Or, selon eux, "la reconnaissance de l'islamophobie comme problème public rencontre des difficultés structurelles en France", où le simple usage du terme fait polémique: certains, à commencer par le ministre de l'Intérieur Manuel Valls, craignent qu'il ne serve à museler toute critique de l'islam et préfèrent évoquer "des actes anti-musulmans".
"Les jeunes et les plus diplômés sont les plus sensibles à ce contexte, vécu comme discriminant", souligne M. Hajjat, maître de conférences à Paris Ouest-Nanterre. Or, ces jeunes cadres sont "très critiques" à l'encontre des grandes associations antiracistes, "paralysées par des clivages internes", ajoute M. Mohammed, chargé de recherche au CNRS.
Le mouvement antiraciste peine, selon eux, à articuler l'hostilité à l'islam et l'émergence d'un nouvel antisémitisme dans les quartiers. "Un même groupe social, les +arabo-musulmans+, est jugé à la fois moteur et victime du racisme: il en découle un véritable dilemme sur la grille de lecture à apporter."
De même, les jeunes musulmans nés en France sont sceptiques envers l'Observatoire contre l'islamophobie, créé au sein du Conseil français du culte musulman (CFCM). "Il souffre d'un déficit de légitimité lié aux querelles qui divisent le CFCM et à ses liens avec le gouvernement", selon M. Hajjat.
Au final, ils préfèrent donc monter des structures autonomes. "Et contrairement à leurs aînés, ils n'ont pas envie de montrer patte blanche" pour assoir leur légitimité, estime M. Mohammed.
Le ton du CCIF ou du CRI est parfois abrasif avec la mise en cause d'une "islamophobie d'Etat" notamment, et la dénonciation de lois "liberticides" interdisant le voile à l'école ou la burqa dans l'espace public.
In fine, "du côté du gouvernement, un soupçon d'illégitimité, de communautarisme et de radicalité pèse sur ces structures militantes", regrettent les chercheurs. "Mais auprès des victimes, elles sont très crédibles."
24/09/2013, Thierry Vigoureux
Source : Le Point