dimanche 24 novembre 2024 23:50

France : La nation en question

La nation et l'identité nationale ont fait, ces derniers jours, un étrange retour. "Peut-on encore être français ?" se demande à sa une le magazine Le Point ce week-end. Le livre d'Alain Finkielkraut sur "l'identité malheureuse" fait débat. Et Manuel Valls a demandé à la gauche de se réapproprier le concept de "nation". Mais de quoi parle-t-on lorsqu'on brandit la "nation" ? Et, au moment où les électeurs votent à Brignoles, ne peut-on pas sortir du débat par le haut en évitant les amalgames et les préjugés ?

Il suffit d'ouvrir les journaux ce week-end pour n'entendre parler que de ça : on ne parle que de la nation et de l'identité nationale. A la "une" du Point, ce titre : "Peut-on encore être français ?". Quant à Manuel Valls, il est allé défier le Front national sur le terrain, notamment à Forbach, en Moselle.

Lors de ce déplacement, le ministre de l'Intérieur a affirmé, en off auprès des journalistes, que la gauche devait se réapproprier le thème de la "nation".

Mais de quoi parle-t-on ?

La nation, c'est une idée abstraite selon laquelle on appartient, collectivement à ce qu'on pourrait appeler une "communauté de destin", un groupe qui vit ensemble sur un territoire, autour d'une culture commune, parfois d'une langue. Le terme de "nation" apparaît plusieurs fois dans notre Constitution et on y parle aussi de "souveraineté nationale". Les historiens font remonter l'idée à la Révolution française, en 1789, même si d'autres en retrouvent la trace bien avant, au Moyen-Âge ou au XVIIIe siècle.

Dans le dictionnaire de l'Académie, par exemple, en 1694, on y lit déjà une définition de la nation : "Tous les habitants d'un même Etat, d'un même pays, qui vivent sous les memes lois et usent de la même langue". En tout cas, l'idée de nation a connu un long processus avant de prendre sa forme moderne où "nation" et "territoire" vont de pair, où un Etat se constitue avec des lois communes et des citoyens égaux devant la loi ; enfin des hommes et des femmes unis par un passé et un avenir. "La Nation", c'est donc une notion à la fois historique, juridique et sociale.

L'historien Pierre Nora vient de publier Recherches de la France et y raconte, dès le premier chapitre, l'histoire de cette idée de "nation", qu'il prend soin de distinguer des autres mots avec lesquels on la confond parfois. La nation ce n'est ni le royaume, car elle se construit justement contre la monarchie ; ni la République, qui est la forme que prend le régime ; ni l'Etat, qui est une organisation moins abstraite ; ni la patrie, terme plus sentimental.

La "Nation", c'est ce que Pierre Nora appelle un "lieu de mémoire", ce qui signifie des symboles, des hommes, des textes, des images. La "Nation" ce sont ces cartes de France accrochées aux murs des écoles et qui dessinent un hexagone. C'est la cocarde bleu blanc rouge ; le drapeau ; l'hymne national ; la devise "Liberté Egalité Fraternité" ; le 14 juillet. C'est encore l'Alsace-Lorraine, territoire occupé et finalement libéré. C'est le code civil de Napoléon mais aussi le préfet et les départements. C'est encore le Panthéon où l'on recueille les cendres des grands hommes, et où François Hollande a annoncé cette semaine vouloir faire entrer en 2014 une femme républicaine. La nation, c'est "mourir pour la patrie", et ce sont les monuments aux morts. C'est le Louvre et le Palais Bourbon. C'est aussi une langue, celle du Lagarde et Michard, du Bled ou du Grévisse. C'est l'histoire sociale de France aussi, celle qui manifeste jusqu'à la place de la République, en passant par la Bastille, mais en étant partie de... la place de la Nation.

Pour Manuel Valls, la "Nation" a été récupérée depuis 30 ans par le Front National

La gauche, c'est vrai, s'est longtemps méfiée de la nation, lui préférant la République. La gauche affirme détester le "nationalisme", et Mai 68 a rejeté la nation. Du coup, Nicolas Sarkozy a récupéré cette notion qu'il a intégrée au ministère symbole de son quinquennat : le ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale. Quant au Front national, il s'est également emparé de Jeanne d'Arc et de Marianne, ou du drapeau français, et en a fait ses emblèmes. Il a même récupéré l'idée de "nation" jusque dans son nom.

A Brignoles dans le Var, où le Front National est présent au second tour d'une élection cantonale partielle ce dimanche, la gauche a disparu et l'UMP a à peine fait 20 % au premier tour. Un sondage qui a fait grand bruit jeudi, à la "une" du Nouvel Observateur place également le Front national à 24 % aux élections européennes, loin devant le PS et l'UMP.

Du coup, Manuel Valls ne propose plus de combattre le Front National, mais de le battre ; comme l'analyse Guillaume Tabard dans Le Figaro ce week-end. Plus seulement culturellement, mais électoralement. Et cela nécessite, selon lui, de "parler des problèmes des français, ne pas les nier" et de reprendre à son compte l'idée de "nation".

Le Point se demande cette semaine, en "une" : "Peut-on encore être français ?" La nation aurait-elle du souci à se faire ?

Du souci, c'est évident. Surtout lorsqu'on lit le nouvel essai d'Alain Finkielkraut, intitulé L'identité malheureuse. Un livre consacré à l'identité nationale justement et à l'immigration. Il sortira mercredi et est à l'origine de la "une" du Point.

Pour Alain Finkielkraut, la nation française est menacée. La Grande Nation d'hier, la France d'hier, disparaît avec ses instituteurs, sa culture, sa galanterie entre les hommes et les femmes. Fini "Nos ancètres les gaulois" : la France est en train de perdre son identité nationale. Voici même venu le temps de l'immigration de masse.

Du coup, les "Français de souche" (dixit Finkielkraut) se demandent "où ils habitent", entre les boucheries halal, les voiles islamiques, les conversions à l'islam, les cybercafés "bled.com". "Les Français n'ont pas bougé, mais tout a changé autour d'eux", écrit Finkielkraut. Et ajoute : "Ils se sentent devenir étrangers sur leur propre sol".

Le livre d'Alain Finkielkraut, disons-le clairement, est un essai contre l'immigration. Pour lui, le changement démographique affecte l'identité de la nation. Le philosophe regrette "le bon vieux temps" et pleure l'homogénéité perdue. Nous vivrions désormais dans l'insécurité culturelle.

Pour lui, même s'il prend d'infinies précautions pour éviter la polémique, les immigrés n'ont pas les "mêmes usages" ni les mêmes "modes de vie" que les Français "de souche", ils ne sont "pas coulés dans le même moule", "ils n'ont pas la même manière d'habiter ni de comprendre le monde". Bref, selon lui, les Français ne se sentent plus "chez eux, chez eux". L'essai d'Alain Finkielkraut est bien écrit, nourri de centaines de citations un peu trop scolaires, mais il ne convainc pas.

C'est un fait : il y a en France une anxiété aujourd'hui, face au monde tel qu'il est, à la nation française dans la mondialisation, et nous pensons que cette anxiété est légitime. Mais Alain Finkielkraut propose de mauvaises réponses à de mauvaises questions.

On peut légitimement s'inquiéter de la mondialisation et de la disparition de l'Etat-nation dans le cadre européen. On peut comprendre la crispation sur la souveraineté nationale, qui existe à gauche comme à droite.

Mais quand on est un intellectuel doit-on mettre de l'huile sur le feu ? Doit-on entretenir les peurs ou tenter de les atténuer ? Doit-on exciter les sentiments les plus vils ? Doit-on citer les auteurs cultes de l'extrême droite sans réserve ?

Alain Finkielkraut parle de l'immigration sans nuance et de la nation. Il fait une lecture intéressée de la laïcité, fausse, parce que trop autoritaire par rapport à la version libérale choisie par la France d'hier, que par ailleurs il vénère. Quant à la "nation" et son identité nationale, Alain Finkielkraut les utilise pour sa thèse abusivement.

Mais Alain Finkielkraut a tort de penser que l'immigration est au cœur des problèmes de la nation. Il a tort de haïr la diversité culturelle. Il a tort de relancer, une fois de plus, le thème de "l'identité nationale" qui serait "malheureuse".

L'identité n'est pas malheureuse. Elle se cherche. Et au lieu de l'identité nationale, dont il parle, préférons-lui, avec le grand historien Fernard Braudel, l'expression "identité de la France". Et rappelons-lui que "l'identité de la France", c'est justement sa diversité, son immigration, ses différences, ses identités plurielles.

Alain Finkielkraut intitule son livre L'identité malheureuse. Fernand Braudel intitulait le sien L'identité de la France. Ouvrons le. On y voit que le premier chapitre de ce livre célèbre porte tout simplement comme titre "Que la France se nomme diversité".

13 Octobre 2013, Frédéric Martel

Source : franceinfo

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