Le drame de Lampedusa et ses centaines de cadavres retrouvés en mer étaient encore dans les mémoires au moment où les chefs d'Etat et de gouvernement se sont réunis, vendredi 26 octobre, lors du Conseil européen à Bruxelles. Mais les Européens sont divisés et préfèrent encore attendre. Pour éviter que la Méditerranée ne se transforme à nouveau en cimetière de migrants –− candidats à l'asile ou postulants à une vie meilleure–, les Vingt-Huit pensent charger Frontex, l'agence de surveillance des frontières européennes, d'orchestrer des opérations de repérage et sauvetage en Méditerranée.
Mais peut-on cumuler le rôle de police des frontières avec celui de secouriste ? Peut-on lutter contre l'immigration clandestine et tendre la main aux migrants en danger ? « Ce n'est pas impossible, mais compliqué », reconnaît Gil Arias Fernandez, directeur adjoint de Frontex, qui a reçu Le Monde mercredi, dans son bureau, à Varsovie. « Il n'y a pas de contradiction entre les deux missions », poursuit-il, défendant l'idée que Frontex n'est pas qu'un outil de répression.
Selon ses contempteurs, ses contrôles renforcés obligeraient les migrants à prendre des chemins de traverse de plus en plus risqués pour contourner les barrières que Frontex place sur leur route. « Ce n'est pas juste. C'est méconnaître notre mission », estime M. Arias Fernandez, qui assure que Frontex ne repousse pas les migrants mais se borne à aider les Etats à effectuer les contrôles. Il s'étonne aussi qu'on mentionne la possible et inquiétante utilisation de drones pour repérer les migrants hors la loi. La confusion viendrait d'une démonstration faite, il y a quelques années, par les équipes de recherche et développement.
"EVITER LE DRAME DE LAMPEDUSA AURAIT ÉTÉ POSSIBLE"
A écouter M. Arias Fernandes, Frontex est une organisation de surveillance, mais aussi, et d'ores et déjà, un outil d'assistance aux personnes en danger. « Il est évident que lors de nos opérations d'observation, si nous voyons des gens en difficulté, nous les sauvons. C'est une responsabilité humaine », dit-il, soulignant que l'agence européenne a contribué à secourir, cette année, 16 000 migrants.
Autrement dit, l'idée n'est pas de modifier la mission de Frontex, mais de lui donner plus d'envergure. « Eviter un drame comme celui de Lampedusa aurait été possible si nous avions détecté bien avant cette embarcation surchargée », explique M. Arias Fernandes.
Un outil devrait aider l'organisation : Eurosur (European Border Surveillance System – Système européen de surveillance des frontières). Dès le mois de décembre, ce système permettra de partager les données récoltées par les gardes frontières des Etats. Mais ni Frontex ni Eurosur ne sont « la » solution pour éviter d'autres tragédies, prévient M. Arias Fernandez.
MARGE DE MANŒUVRE LIMITÉE
Sans être défaitiste, il évoque les obstacles qui se dressent sur sa route. Economiques, d'abord. L'essentiel de l'action de l'agence est de coordonner les outils mis à sa disposition par les pays de l'Union, navires, avions, hélicoptères et gardes-frontières. Depuis 2011, l'organisation peut acheter des bateaux et des avions en propre. Mais sa marge de manœuvre est limitée. Frontex, pénalisée par la crise et les restrictions budgétaires, dispose de peu de moyens (85 millions d'euros cette année). Un budget vite consommé s'il faut acheter des hélicoptères. Mi-2011, face à l'exode provoqué par les « printemps arabes », l'agence a même dû demander une rallonge de l'ordre de 30 millions d'euros pour continuer à financer ses opérations. Mais la question n'est pas tant celle de moyens financiers, assure M. Arias Fernandez, qu'un enjeu politique.
Donner plus de pouvoir à Frontex consisterait à lui permettre de disposer de ses propres « brigades ». Autrement dit, de créer une police des frontières européenne. Difficile à imaginer... « La surveillance des frontières reste une mission souveraine », constate le dirigeant. Et « les Etats n'ont pas la même vision de l'immigration ». Ainsi, en Suède, où afflue une faible quantité de migrants, les demandeurs d'asile ont de grandes chances d'être accueillis quand la Grèce, submergée, est beaucoup plus stricte.
A la suite du Conseil européen du 26 octobre, une task force va être mise en place pour imaginer les mesures permettant d'éviter de nouveaux drames en Méditerranée. Ses conclusions sont attendues en décembre. Mais M. Arias Fernandez a peu d'espoir. La question de l'immigration « est une question de souveraineté », insiste-t-il.
A écouter cet ancien de la police espagnole, il semble ainsi que, naufrage après naufrage, Frontex soit utilisée par les responsables politiques pour éviter d'aborder les véritables questions. « Focaliser l'attention sur Frontex dans un moment de crise est sans doute la solution la plus facile. Mais Frontex, seule, ne peut être la solution. Aussi longtemps qu'il y aura des pays en crise et des catastrophes naturelles qui obligeront les populations à chercher une vie meilleure en Europe, le problème persistera », conclut-il, en plaidant pour que les Etats définissent des voies légales permettant aux citoyens en détresse de fuir leur pays sans emprunter des routes périlleuses. Las, cette question cruciale a été soigneusement repoussée lors du Conseil européen à la mi-juin 2014, après les élections européennes.
26.10.2013, Claire Gatinois
Source : LE MONDE