Il n'est pas rare d'opposer justice et droit. Et il est vrai que le praticien a parfois l'impression de rendre l'injustice en disant le droit. Le contentieux de la police administrative en offre quelques exemples. Je vais en donner deux.
Une mesure de police administrative n'est régulière que si la personne qu'elle vise a pu se défendre avant qu'elle soit prise. Si le préfet veut mettre en demeure Aréva d'améliorer la sécurité d'une centrale nucléaire, il doit d'abord lui annoncer qu'il va le faire et écouter ce qu'Aréva a à dire. S'il ne le fait pas, sa mise en demeure sera déclarée irrégulière et annulée, et ce, même s'il s'avère qu'elle est justifiée parce que l'installation est insuffisamment protégée.
La solution n'est, à première vue, pas très pragmatique. Mais, les philosophes et les juristes considèrent que le droit de se défendre contre une mesure coercitive de l'Etat est important en soi, si bien que le non respect par l'administration de cette garantie n'appelle aucune concession. Ceci explique que si l'administration omet d'entendre une personne avant de lui appliquer une mesure coercitive, sa décision est nulle de ce seul fait. Sans réserve.
Normalement universelle, cette garantie est souvent refusée aux étrangers en situation irrégulière. En effet, le Conseil d'Etat a estimé que l'administration avait le droit de prendre des mesures coercitives à leur endroit sans les entendre au préalable. Sa vision se fait ici soudain pragmatique : de toute façon, un étranger en situation irrégulière doit quitter le territoire français. Qu'on l'entende ou pas sur sa situation n'y change rien. Il doit partir.
En pratique, on s'aperçoit que l'écouter pouvait permettre d'aborder sa situation sous un autre angle : ses enfants peuvent être scolarisés en France, il peut avoir contracté une maladie grave, son pays peut être en proie à des troubles sérieux... Mais peu importe.
L'écoute préalable regardée comme essentielle pour une entreprise comme Aréva ne l'est donc pas pour un étranger en situation irrégulière. Pourtant, pour la première, ne pas l'écouter avant de lui imposer des obligations est un inconvénient qu'elle peut rattraper, alors que, pour le second, quitter le territoire français est un bouleversement souvent rédhibitoire.
Dans de telles situations, l'observateur a vraiment l'impression que le droit est injuste. Il n'accorde pas à tous les mêmes droits essentiels. Pire, il privilégie l'installé et enfonce l'affaibli. Lorsque le droit est injuste, il n'est pas conforme aux progrès dus au XXème siècle, qui a, au milieu des catastrophes historiques, vu émerger une tentative de justice appliquée au droit. Le suffrage universel ne suffit pas à la démocratie. Comme le disait Emile Zola dans la lettre envoyée au Sénat le 29 mai 1900 lors de l'affaire Dreyfus, « tout élu du peuple n'est plus que le candidat de demain, esclave du peuple, dans son âpre besoin d'être réélu ; de sorte que, lorsque le peuple devient fou, l'élu est à la merci de ce fou ».
Pour tenter d'éviter les coups de folie auxquels toute démocratie est exposée, le XXe siècle occidental a essayé d'associer l'élection et la justice, en soumettant la loi de l'élu du moment aux droits fondamentaux de nos temps - liberté, égalité, droit au recours à un juge indépendant...
Les atermoiements du printemps arabe peuvent être lus au travers de ce prisme : Tunisie, Lybie, Egypte ont gagné le suffrage universel, elles n'ont pas encore tout à fait gagné la justice. Alors que si le juge occidental le veut, il peut ainsi toujours rendre la justice en disant le droit : il lui suffit d'interpréter la loi à la lumière des droits fondamentaux. Si le Conseil d'Etat avait voulu être juste à l'égard des étrangers en situation irrégulière, il leur aurait donné le même droit d'être écoutés avant de subir une mesure de police administrative qu'il le reconnaît à Aréva. C'était une simple question de liberté et d'égalité. Et il le leur aurait donné sans réserve. Il ne l'a pas voulu. Fermez le ban.
Rouvrons-le un instant.
Le 1er décembre 2009, les pays membres de l'Union européenne ont connu une révolution silencieuse passée inaperçue : la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne est entrée en vigueur.
Elle s'applique bien entendu aux institutions de l'Union européenne. Elle s'applique aussi aux Etats membres de l'Union européenne lorsqu'ils appliquent le droit de l'Union européenne. Le lecteur le sait, il en fait l'expérience chaque jour, la moitié du droit actuel de la France a une origine européenne. Il en résulte que la moitié du droit actuel de la France est soumise à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Le lecteur se dira peut-être, « bof ! Une déclaration d'intention inutile de plus ».
Il aura tort. Car, cette Charte va encore plus loin dans la protection des libertés que bien des déclarations de droits connues de tous, et notamment la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et la convention européenne de sauvegarde. Elle intègre des exigences de notre temps, apparues dans le dernier quart du XXème siècle (du moins en France).
Il en va ainsi notamment des relations entre les particuliers et le pouvoir exécutif. Alors qu'en France, seule la loi avait reconnu le droit pour chacun d'être entendu avant de subir une mesure de police administrative – ce qui avait permis au Conseil d'Etat de dire que cette loi ne s'appliquait pas pour interpréter la loi spéciale aux étrangers en situation irrégulière -, ce droit figure dans la Charte des droits fondamentaux, précisément à l'article 41.
Il est donc désormais possible d'interpréter la loi française d'origine européenne à la lumière de ce droit d'être entendu, et de renforcer la possibilité d'être juste en disant le droit : qui, en effet, aujourd'hui, supporterait de subir des mesures coercitives de la part de l'Etat sans être au préalable entendu sur les causes de ces mesures, sur leur contenu et sur leurs conséquences ?
Le lecteur doit savoir que la politique d'éloignement des étrangers en situation irrégulière est depuis le 24 décembre 2010 une politique européenne (directive n° 2008/115). La conséquence en est que la loi française sur l'éloignement des étrangers en situation irrégulière doit être interprétée à la lumière de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, et en particulier, du droit d'être entendu. On aurait pu s'attendre à ce que l'injustice faite à ces personnes décrite au début de cette note disparaisse grâce à la construction européenne.
Las ! C'était trop espérer.
Déjà, les Cours administratives d'appel françaises ont décidé de restreindre les conséquences de ce droit : elles ont indiqué, pour la plupart, que lorsque l'administration n'avait pas entendu un étranger en situation irrégulière avant de l'obliger à quitter le territoire français, il revenait à cet étranger de prouver que l'entendre aurait pu changer quelque chose à la décision. S'il n'arrive pas à le prouver, il est victime d'une irrégularité, mais ce n'est pas trop grave. En tous cas, pas assez grave pour que le juge censure cette irrégularité.
Autrement dit, alors qu'on n'exige pas d'Aréva qu'elle prouve que l'entendre avant de l'obliger à rendre sa centrale plus sécurisante aurait pu changer quelque chose à la nécessité de cette obligation, on exige qu'un étranger en situation irrégulière prouve que l'entendre avant de l'obliger à quitter le territoire français aurait pu changer quelque chose à son obligation. C'est ramener un droit fondamental au rang de droit subalterne. C'est soumettre la vérité de l'intemporel aux aléas de l'instant.
Après être sortie par la porte solennelle de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, l'injustice revient par la fenêtre en catimini de la jurisprudence administrative française. On pouvait espérer que la Cour de justice de l'Union européenne, généralement libérale, allait remettre un peu de justice dans la construction difficile des droits fondamentaux du continent.
Le 10 septembre 2013, elle a pris une orientation qui rend plus pessimiste (arrêt C-383/13). Elle répondait à une question posée par des magistrats néerlandais. Aux Pays-Bas en effet, un étranger en situation irrégulière peut voir sa rétention administrative prolongée par l'administration et non pas par un juge (au contraire de la France). Et il semble que, dans ce pays, l'administration ait pris l'habitude de prolonger cette mesure analogue à une incarcération sans entendre les intéressés au préalable.
La directive européenne n° 2008/115 dit que l'étranger est immédiatement remis en liberté si la rétention n'est pas légale. A priori, si l'on dit le droit tout en étant juste, le rapprochement de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et de la directive n° 2008/115 devrait conduire à la solution suivante : si l'administration néerlandaise omet d'entendre l'étranger avant de prolonger sa rétention, la rétention n'est pas légale et l'étranger doit être remis en liberté.
Pour la Cour de justice de l'Union européenne, ce n'est pas aussi simple. En effet, elle a indiqué aux magistrats néerlandais que même si l'étranger n'avait pas été entendu, ils devaient vérifier si « cette violation a effectivement privé celui qui l'invoque de la possibilité de mieux faire valoir sa défense dans une mesure telle que cette procédure administrative aurait pu aboutir à un résultat différent ».
La Cour de justice de l'Union européenne confirme ainsi, à peu de choses près, la solution des Cours administratives d'appel françaises. Le lecteur pensera peut-être qu'elle obéissait à de plus hautes préoccupations de justice. En fait, elle indique vouloir permettre une politique d'éloignement des étrangers en situation irrégulière « plus efficace ». En bref, « le but est de vous éloigner ; tant pis pour vos droits fondamentaux ».
On ne sache pas pourtant qu'écouter une personne avant de prolonger sa rétention soit d'une difficulté insurmontable. La France y arrive bien, pourquoi les Pays-Bas ne le pourraient-ils pas ? Et cette justification vaut d'autant moins qu'elle heurte un autre objectif de la directive n° 2008/115, qui consiste à conduire des procédures « de façon humaine et transparente ». Est-il humain, est-il transparent, de prolonger une privation de liberté sans entendre l'intéressé ?
La Cour de justice de l'Union européenne a aussi cru pouvoir appuyer sa solution sur quatre de ses décisions antérieures. Qu'on juge de la qualité de ces références ! Dans la première affaire, qui concerne la France, le gouvernement français avait été entendu quatre fois avant que la Commission européenne ne le sanctionne.
Dans la deuxième affaire, qui concerne l'Allemagne, le gouvernement allemand avait échangé avec la Commission européenne à plusieurs reprises pendant plus de six mois avant de recevoir la sanction.
Dans la troisième affaire, l'entreprise concernée avait été entendue cinq fois par la Commission avant d'être sanctionnée. Et encore, la Cour a estimé qu'il en aurait fallu une sixième.
La quatrième décision ne vaut rien car l'entreprise disait que ce qui prouvait qu'elle n'avait pas été entendue c'était que l'Office d'harmonisation du marché intérieur lui avait donné tort, alors qu'il avait répondu précisément à ses observations préalables avant de prendre sa décision.
Les décisions sur lesquelles la Cour de justice de l'Union européenne a appuyé son arrêt concernent donc des personnes qui ont été entendues à plusieurs reprises avant de se voir infliger des sanctions financières. Il était logique dans ce contexte d'exiger qu'à la fin des fins, elles justifient qu'elles avaient encore quelque chose à dire d'intéressant.
Quel rapport ces précédents entretiennent-ils avec la situation d'étrangers jamais entendus et qui se voient privés de leur liberté individuelle ?
Aucun.
Les premiers ont bénéficié plusieurs fois du droit d'être entendus, les seconds jamais. Les premiers risquent pour leur portefeuille, les seconds pour leur liberté. N'en doutez pas, quand un juge est à ce point incohérent dans le maniement des droits fondamentaux et reconnaît aux affaiblis des droits inférieurs à ceux qu'il accorde aux installés, il ne rend plus la justice. Il dit un droit dévoyé.
Pour les étrangers en situation irrégulière, le ban se ferme à nouveau. Sur le constat amer que leurs droits premiers sont secondaires. La Cour de justice de l'Union européenne est indirectement l'auteur de la Charte des droits fondamentaux, car on y retrouve sa jurisprudence dans ce qu'elle avait de plus admirable. En perdant une occasion de donner à cette Charte le lustre qu'elle méritait, elle vient de se montrer indigne de l'œuvre de civilisation qu'à sa manière, le XXème siècle nous a léguée.
24/9/2013, Sylvain Garonne
Source : Le Matin