À la fin du film "L'auberge espagnole", sorti en 2002, en même temps que les billets et les pièces en euro, Romain Duris décrit sa propre situation sentimentale et professionnelle avec cette phrase prémonitoire pour l'Union monétaire : "Je suis comme l'Europe, je suis un vrai bordel." Il faut dire que l'année qu'il vient de passer à Barcelone pour étudier les sciences économiques a été très agitée.
Il a reçu un cours en catalan, qu'il ne parle pas, sur l'avenir du capitalisme mondial. Il a vécu au milieu du joyeux désordre d'un appartement partagé avec des colocataires venus de toute l'Europe dans le cadre du programme Erasmus.
Mais avec la crise et la mondialisation, les études à l'étranger ont perdu beaucoup de leur légèreté et de leur caractère festif. Avant, elles permettaient certes d'approfondir des connaissances linguistiques et scolaires mais surtout d'enrichir une vie amoureuse (encore plus quand on avait la chance inouïe de croiser Judith Godrèche, Cécile de France et Kelly Reilly).
Hier, un diplôme obtenu dans une grande université étrangère faisait chic sur un CV. Aujourd'hui, quand le chômage des jeunes atteint des records, il constitue un avantage comparatif décisif pour décrocher un premier job. En dix ans, les études à l'étranger sont passées du stade artisanal au stade industriel. Elles sont devenues un enjeu économique majeur, avec des pays qui se livrent une concurrence sans merci pour attirer les jeunes cerveaux de la planète et pour gagner des parts de marché sur ce business en pleine expansion.
Le monde comptait, en 1975, 800 000 "étudiants internationaux", 2,1 millions en 2000 et 4,1 millions en 2010. Ils seront 8 millions en 2020. À l'origine de cette explosion, l'afflux d'étudiants en provenance des pays émergents asiatiques, qui représentent désormais 52 % de l'effectif mondial des étudiants en formation à l'étranger. La Chine en est le premier exportateur mondial (560 000 en 2011) devant l'Inde (250 000).
Via les frais de scolarité et les dépenses de la vie courante (logement, alimentation, loisirs, etc.), le marché de l'étudiant étranger peut rapporter gros. L'Australie, qui a choisi d'en faire un de ses moteurs de développement économique, estime à 15 milliards d'euros par an les revenus générés par la présence d'étudiants étrangers sur son territoire. Le ministère américain du Commerce a, lui, calculé que les 765 000 étudiants étrangers aux États-Unis avaient rapporté au pays 22,7 milliards de dollars pour la seule année scolaire 2011-2012.
Les étudiants étrangers constituent surtout un stock de main-d'oeuvre hautement qualifiée pour les pays qui les ont formés. À condition bien sûr de pouvoir - et vouloir - les retenir une fois leurs études terminées, ce qui se révèle de plus en plus difficile pour les pays occidentaux en crise. En 2012, 272 000 étudiants chinois partis étudier à l'étranger sont rentrés au pays, soit 46 % de plus qu'en 2011.
En matière d'accueil des étudiants étrangers, comme par hasard, la France est à la traîne et prend du retard. Quand les États-Unis hébergent 17 % des étudiants internationaux et le Royaume-Uni 13 %, elle n'en capte que 6 % et vient même de se faire doubler par l'Australie (7 %). Sa part de marché est notamment extrêmement faible sur le créneau porteur des étudiants asiatiques : avec 3,2 % seulement d'entre eux qui la choisissent comme destination (dix fois moins que les États-Unis, quatre fois moins que la Grande-Bretagne), la France est reléguée au 7e rang mondial.
Contrairement à son prédécesseur, le gouvernement de M. Ayrault a compris que cette faiblesse était une menace supplémentaire pour la compétitivité de l'économie française. Il s'est d'abord empressé de supprimer la circulaire moralement honteuse et économiquement imbécile de M. Guéant qui se proposait de durcir les conditions d'accès au marché du travail en France pour les étudiants étrangers y ayant fait leurs études. Il a ensuite décidé, au grand dam d'académiciens chevrotants, d'instaurer à l'université des cours en anglais, un produit d'appel pourtant indispensable vis-à-vis d'étudiants asiatiques qui souhaitent absolument maîtriser la langue mondiale des affaires. Enfin, le gouvernement vient de commencer à simplifier les démarches administratives kafkaïennes auxquelles sont confrontés les étudiants étrangers pour obtenir leur carte de séjour (un étudiant qui devient doctorant ou un doctorant qui devient chercheur est obligé d'en demander une nouvelle chaque fois).
Mais le "redressement attractif" de la France s'annonce difficile. D'abord parce qu'elle va devoir renoncer tôt ou tard à un avantage théorique qu'elle possède par rapport aux pays anglo-saxons : la gratuité de la scolarité pour les étudiants étrangers. Un merveilleux principe, mais qui coûte excessivement cher aux finances publiques (3 milliards d'euros par an), tellement cher que plusieurs pays scandinaves (Finlande, Suède, Danemark) ont fini par y renoncer.
C'est aussi ce que préconise la Conférence des grandes écoles (CGE). Elle propose de faire payer à 80 % des nouveaux étudiants étrangers 125 % de leur coût d'études (soit 13 500 euros par an) en offrant aux 20 % restants une bourse d'études gratuites. Ambition de la CGE : faire venir chaque année en France 50 000 étudiants étrangers supplémentaires, qui rapporteraient 8 à 10 milliards d'euros de PIB par an. Un objectif très optimiste qui présuppose que la qualité de l'enseignement délivré dans nos universités vaut en moyenne 13 500 euros par an. À ce tarif, nombre d'entre elles risquent d'avoir beaucoup de mal à attirer des étudiants étrangers. 13 500 euros par an, cela fait tout de même très cher des professeurs démotivés, les amphis crasseux et bondés, les bibliothèques qui ferment à 16 heures ou les cours supprimés pour cause de grève.
20/06/2013, Pierre-Antoine Delhommais
Source : Le Point