Le drame syrien est appelé à durer. Le pays s'est installé dans sa troisième année d'une guerre dont personne ne peut présager de l'issue et qui a déjà fait plus de 30.000 morts, soit une moyenne de 5.000 décès par mois sans compter les nombreux réfugiés qui ont dépassé le seuil des deux millions et dont l'afflux ne semble pas près de s'arrêter.
Mais, cette guerre civile a fait également des victimes dont le sort a été occulté à savoir les Marocains qui fuient l'horreur, pour chercher refuge auprès des leurs.
Ils sont silencieux. On les sent tendus, plongés dans leurs souvenirs. Dans leurs peurs aussi. Les voilà donc au Maroc pour la première fois depuis 10, 15 ou 20 ans d'absence. Certains n'arrivent pas encore à y croire. D'autres sont toujours sous le choc. Le boom immobilier, les rues grouillantes de monde, les grands chantiers...le pays semble avoir changé de visage.
Sale guerre en Syrie
Depuis le déclenchement de la guerre civile en Syrie, ils sont plus de 3.500 à fuir l'horreur d'un quotidien fait de peur et de sang pour chercher refuge auprès des leurs. En effet, la Syrie s'est transformée en un cimetière à ciel ouvert. Le pays compte aujourd'hui plus de 110.000 morts, soit une moyenne de 5.000 décès par mois depuis juillet 2012 contre environ 1.000 au cours de l'été 2011. « C'est difficile à décrire ce qu'est la guerre en Syrie. Vous pouvez parler d'atrocité, de barbarie ou de tragédie mais l'ensemble de ces qualificatifs ne peuvent dépeindre une réalité dure à raconter », confie Fatiha Hassami, installée à Alep depuis 24 ans et de retour au Maroc depuis neuf mois accompagnée de ses trois enfants.
Avec une voix de stentor qui va parfois se percher dans les aigus pour donner une impression de fragilité, Fatiha relate le quotidien d'Alep, deuxième ville de Syrie et carrefour commercial stratégique à proximité de la Turquie. Une ville aux murs criblés de balles, aux avenues dévastées où patrouillent des hommes en armes de jour comme de nuit et qui ploie sous les bombes. Une cité meurtrie où les rues sont jonchées de débris, de restes de chars calcinés et de corps déchiquetés. Au moins 11.900 personnes y ont péri depuis le début de la guerre civile.
« Notre quotidien a été émaillé de tirs de char, de crépitements de balles, de vols d'hélicoptères et d'avions de chasse et de détonations. Même de nuit, les tirs à la mitrailleuse lourde ou au lance-grenades ne cessent pas ». « Parfois, on ne pouvait pas sortir de notre maison. Les roquettes sifflaient sur nos têtes détruisant tout sur leur passage. Vraiment, c'était l'enfer », raconte-t-elle avec des trémolos dans la voix.
Un enfer qu'ont connu également Youssef Youzi, Saïd Ftnassi et Moussa Fadel, installés à Damas depuis plus de 12 ans. « Au début du conflit, la capitale a été épargnée. Les choses ont commencé à s'aggraver à partir de novembre 2012 notamment dans la périphérie rurale. La guerre a été si intense qu'elle a investi les écoles et les mosquées ». « La mort s'invite à notre quotidien malgré nous. Pas un jour ne passe sans qu'on perde un voisin, un ami ou un proche.», témoigne Youssef, père de cinq enfants de retour au Maroc depuis 7 mois. « On vit dans une peur permanente et toutes les possibilités sont à envisager : attaques-surprise, actes de vengeance... On s'attend toujours au pire", nous déclare Saïd, 48 ans, père de famille, qui a regagné le pays depuis huit mois.
Depuis l'intensification des combats à Damas, une seule obsession hante leur esprit : où coucher le soir venu. Ils profitent de la première interruption des tirs à l'artillerie lourde et des rafales de mitraillette pour fuir la zone où ils se trouvent et se réfugier ailleurs et le plus loin possible de la zone de combats. Pour tout bagage, ils emportent le minimum n'ayant aucune idée de l'endroit où ils vont ; ils cherchent simplement à sauver leur peau.
Mais il n'y a pas que la guerre qui les angoisse, la cherté du coût de la vie a compliqué davantage la situation. Les produits de première nécessité déjà rares sur le marché ont vu leur prix tripler, sinon quadrupler pour ne pas dire plus. Un dollar vaut aujourd'hui 300 lires alors qu'auparavant il ne dépassait pas les 45. « Beaucoup de commerçants et même de pharmaciens se sont convertis dans le commerce de devises puisqu'il rapporte gros », relate Youssef.
Evoquant le conflit actuel, les Marocains veulent rester neutres. Pas question de s'immiscer dans les affaires intérieures syriennes. « On nous pose souvent cette question mais on estime que la guerre n'est pas notre affaire. On n'est ni pour ni contre», répond Youssef.
Prudence ou pragmatisme? Difficile de répondre. Les Marocains sont respectés et ont une bonne réputation. Une situation fortement écornée ces derniers mois notamment avec la découverte des jihadistes de nationalité marocaine parmi les rebelles. « Nos relations avec les Syriens ont toujours été cordiales. On se sent en sécurité. Mais la découverte des cellules jihadistes impliquant certains Marocains a changé la donne. On est de plus en plus contrôlés par des agents de renseignements (moukhabarat) sans scrupules », explique Youssef. Moussa et Saïd gardent encore de mauvais souvenirs de ces contrôles. « Lors d'un contrôle d'identité, il a suffi que je montre mon passeport marocain pour que l'un des militaires pointe sa Kalachnikov sur moi, me prenant pour un jihadiste. Il a fallu l'intervention de ma femme syrienne pour que je sois libéré. C'était horrible et c'est pourquoi j'ai décidé de rentrer au Maroc avec ma famille», raconte Saïd. Un retour qui s'est avéré cauchemardesque.
Un retour au goût amer
Pour ces Marocains rapatriés, le retour au pays n'a pas été de tout repos. Il a fallu attendre des semaines voire des mois et faire des allers-retours dans des conditions lamentables entre Damas et d'autres villes du pays pour chercher les billets d'avion gratuits offerts par le Maroc. Une véritable aventure, car il fallait déjouer les check-points et éviter les militaires ainsi que les rebelles qui hantent les routes menant vers Damas. "Les militaires ont un œil sur tout ce qui bouge dans la capitale", souligne Saïd.
Aïcha Taou, mère de deux garçons et d'une fille, ayant résidé à Alep depuis 22 ans, en sait quelque chose. « Pour retourner au Maroc, j'ai dû me rendre à notre consulat à Ankara pour chercher un laissez-passer. J'ai franchi les frontières clandestinement pour éviter les points de contrôle. Cela m'a coûté 200 dollars, 16 heures de voyage et beaucoup de frayeur. Pourtant, une fois en Turquie, les services consulaires marocains m'ont informée que je devais attendre au moins un mois et demi avant une éventuelle évacuation». « Pour que je puisse revenir avec mes trois enfants par nos propres moyens, il me fallait au moins 3.000 dollars et moi je n'en avais que les 1.000 que mon frère m'a envoyés. Le comble, c'est que le consul a exigé de voir les billets pour me délivrer des laissez-passer. Il a fallu effectuer d'autres allers-retours entre Alep et Ankara pour chercher l'argent et enfin prendre l'avion en direction du Maroc ».
Aïcha n'est pas la seule à avoir subi ce calvaire, d'autres Marocains se sont trouvés dans des situations pareilles notamment les couples mixtes. Youssef, Saïd et Moussa ont été contraints de supporter de longues heures d'attente à la frontière libano-syrienne et prendre en charge le voyage de leurs femmes syriennes. Pour le chargé d'affaires de l'ambassade du Maroc à Damas, les consignes sont claires : les billets sont gratuits uniquement pour les personnes titulaires de la nationalité marocaine. « Les autorités marocaines ont été intransigeantes sur cette question. C'est à prendre ou à laisser. C'est pourquoi j'ai dû recourir à ma famille au Maroc et à certains de mes amis pour rassembler la somme de 500 dollars en vue d'acheter un billet d'avion pour mon épouse. Mais le comble, c'est qu'on a été obligés d'attendre entre 8 et 9 heures l'arrivée du visa pour ma femme que j'ai d'ailleurs payé de ma poche ». Une situation identique à celle de Saïd qui a dû débourser 550 dollars pour le billet et 30 dollars de frais de visa.
Cependant, les deux hommes s'estiment chanceux d'avoir quitté la Syrie puisque nombreux sont les Marocains qui ont raté leur avion à cause de l'état de siège instauré par les parties en conflit et qui sont encore bloqués. Jusqu'ici, ce sont près de 800 personnes à être retournées aux frais de l'Etat marocain et 2.700 à leurs propres frais. Une chance qui s'est avérée être un mirage puisque leurs tourments n'ont pas pris fin, mais plutôt pris une nouvelle tournure.
Retour à la case départ
L'opération de retour au pays s'est faite en catimini. Pas l'ombre d'un seul responsable ou d'un officiel pour leur souhaiter la bienvenue. On est loin, très loin de l'opération d'évacuation des Marocains de Libye largement médiatisée et où l'Etat avait mis les petits plats dans les grands pour rapatrier ses ressortissants.
Mais, nos Marocains de Syrie ne semblent pas avoir été préoccupés par ces formalités. Pour eux, une seule question s'impose : que vont-ils faire une fois le sol de la mère-patrie foulé ? Pour beaucoup, ce retour a été difficile à assumer vu les conditions dans lesquelles il s'est déroulé. Ils n'hésitent pas à exprimer leur détresse, leur peur et leurs inquiétudes face à un avenir qui leur semble plus qu'incertain. Ils ont dû abandonner leurs biens, leurs maisons. Pire, leur pays. Une grande majorité d'entre eux se considèrent comme Syriens puisqu'ils se sentaient bien intégrés dans la société syrienne.
La plupart ont quitté le Maroc depuis fort longtemps. Pour eux, ce rapatriement ressemble à un vrai retour à la case départ. "Ce n'est pas aisé de revenir après 10, 15 ou 20 ans d'absence dans un pays qui vit au rythme des mutations économiques, sociales et culturelles». En effet, beaucoup de Marocains ont été déboussolés voire choqués. Certains découvrent à nouveau leur véritable pays.
Un dépaysement qui sera accentué davantage par leurs nouvelles conditions de vie jugées déplorables. Car si certains arrivent à s'en sortir grâce à la solidarité familiale, nombreux sont ceux qui vivent de vrais drames. C'est le cas de Saïd qui a vu sa vie basculer du jour au lendemain. Au chômage depuis son retour au pays, l'homme n'a pas de quoi manger. « Ma vie a été totalement bouleversée. Je n'ai pas le moindre sou. Si je suis arrivé à m'en sortir les premiers mois de mon retour, c'est grâce aux dons d'un bienfaiteur qui m'a pris en charge pendant quatre mois et grâce à l'aide de mes frères installés en France. Aujourd'hui, je crève de faim », avoue-t-il d'une voix étranglée, submergée par l'émotion.
Aïcha souffre également en silence. « Je vis actuellement avec mes parents dans une baraque sise au bidonville de Sidi El Bernoussi et ce sont mes frères qui me prennent en charge ainsi que mes enfants. L'un de mes fils a dû quitter ses études pour travailler dans le BTP afin de subvenir à nos besoins », confie-t-elle avant de s'effondrer en larmes.
Fatiha n'arrive pas elle non plus à contenir les siennes. Travaillant, actuellement, dans une maison de bienfaisance moyennant un salaire mensuel de 700 DH, l'ancien cadre d'une société d'assurance et activiste associative bien connue à Alep, a du mal à accepter ce retournement de situation. « Tous les jours que Dieu fait, je ne fais que pleurer », marmonne-t-elle, les yeux à nouveau remplis de larmes. « C'est dur à supporter notamment à mon âge. Les gens nous traitent ici comme des moins que rien. Mes enfants sont déprimés et ont du mal à s'adapter à cette nouvelle réalité ».
Epoux et épouses privés du statut de réfugiés
Mais le drame de ces Marocains rapatriés en cache un autre, celui des couples mixtes. En effet, beaucoup sont rentrés avec leurs maris ou femmes syriens qui vivent leur exil dans le Royaume comme un crève-cœur. Privés du statut de réfugiés par les autorités marocaines, ces Syriens n'ont droit qu'à un certificat de demandeur d'asile renouvelable tous les trois mois et qui ne leur garantit aucun droit sauf celui de circuler.
La femme de Youssef fait partie de ces 834 demandeurs d'asile que compte le Royaume depuis le début du conflit syrien. Sa situation n'a rien de réjouissant. « En Syrie et en tant que réfugiée palestinienne, elle avait droit à des dons alimentaires et à une aide financière de100 dollars par mois sans parler du droit d'accès aux soins et de prise en charge de l'éduction de ses enfants. Mais aujourd'hui, tout cela fait partie du passé puisque les responsables du HCR-Maroc se disent garants uniquement de la sécurité de ces personnes », précise Youssef.
Le cas de l'épouse de Moussa semble être, lui aussi, fort délicat. Elle vit illégalement sur le territoire national puisque son visa d'entrée d'une durée d'un mois a expiré depuis longtemps. Pour avoir une carte de séjour, elle a été sommée de constituer un dossier comprenant un certificat de travail, un acte de mariage adoulaire, un compte bancaire et un certificat de résidence. Une mission impossible, selon son mari, puisqu'elle ne dispose pas du moindre centime et qu'elle réside chez son beau-père dans un bidonville à Sidi Bernoussi.
Youssef, Saïd, Moussa, Fatiha et Aïcha se sentent au bout de leurs forces. Ils n'ont plus ni l'envie, encore moins l'énergie de mener de nouveaux combats. Chaque jour qui passe, les plonge dans la dépression et le désespoir. Un état psychique fortement aggravé par de longues heures d'attente devant les bureaux d'officiels et par les réponses de responsables affirmant que l'Etat marocain ne peut rien faire pour eux. « On a contacté le ministère chargé des MRE, celui des Affaires étrangères et un grand nombre de gouverneurs et de hauts fonctionnaires afin de trouver une solution, même provisoire, à notre situation. Mais tous nous ont claqué la porte au nez », se désole Youssef.
Aujourd'hui, ces Marocains ont les yeux rivés sur les écrans de télévision dans l'attente de la bonne nouvelle : la fin du conflit syrien. Ils suivent avec un grand intérêt les JT des chaînes Al-Jazeera, Al-Arabyia, France24... afin de s'enquérir des derniers développements du conflit syrien. Ils appellent également la famille, les amis et les proches restés là-bas pour savoir ce qu'il en est de leur situation. Pour eux, un nouveau départ au Maroc s'avère difficile et lourd à assumer vu les longues années passées loin de la mère patrie.
1 Octobre 2013, Hassan Bentaleb
Source : Libération