Atteints par la crise, de plus en plus de travailleurs de la péninsule Ibérique mettent le cap vers le sud. Rencontres
La crise a mis l'Espagne à genoux. Avec un jeune sur deux sans emploi, la quatrième économie de la zone euro compte 4,7 millions de chômeurs.
Résultat : ils sont de plus en plus nombreux à migrer, en Allemagne, où la croissance est meilleure, ou en Amérique latine. Plus étonnant, au Maroc aussi. En mars, l'Institut national espagnol de la statistique révélait que la population ibérique a été multipliée par quatre en huit ans en terre marocaine. De 3 000 en 2003, les Espagnols seraient aujourd'hui 10 000, sans compter la composante clandestine (la proximité géographique permet aux Espagnols de ne pas se détacher fiscalement de leur pays). Le monde se serait-il mis à tourner à l'envers ?
Najib Akesbi, professeur d'économie à Rabat, tempère : « Une goutte d'eau comparé aux 850 000 travailleurs marocains enregistrés en Espagne. S'agit-il d'un épiphénomène ou d'une immigration durable ? Il est trop tôt pour le dire. »
Ce qu'en pensent les Marocains
Mohammed est chauffeur de taxi à Tétouan, ville hispanophone du nord du Maroc : « Il n'y a pas de tensions xénophobes comme en Espagne vis-à-vis des Marocains. Mais un peu de rancœur concernant les enclaves autonomes de Ceuta et Melilla. » Pour Najib Akesbi, économiste marocain, le problème n'est pas que géopolitique : « La pauvreté, la marginalisation et les environnements islamistes se développent dans le Nord, cela crée un climat assez malsain. Tandis que certains Espagnols croient encore venir en conquérants. Ce mélange provoque quelques réactions épidermiques mais sans véritable rejet. » Pour autant, à en juger par l'avis des Marocains, l'accueil reste hospitalier. Sur le site du journal marocain « Hespress », un internaute se réjouit de cette immigration : « C'est à notre tour de leur ouvrir les bras et de les aider à s'implanter. Peut-être pourront-ils nous apporter leur savoir-faire dans le bâtiment ? » Tant qu'il ne s'agit pas de construire des châteaux en Espagne...
Alors, qui sont ces nouveaux migrants qui ont décidé de tenter leur chance de l'autre côté de la Méditerranée ? À 39 ans, Raquel Martín n'imaginait pas qu'elle quitterait un jour Madrid, où elle vivait chez ses parents, pour s'installer à Casablanca. Depuis novembre, elle donne des cours d'espagnol à l'Institut Cervantès, qui dépend du ministère espagnol des Affaires étrangères. « Là-bas, après ma licence de littérature, on ne me proposait rien d'autre que de courts remplacements. » À l'été 2012, elle se rend au Maroc pour le mariage d'une amie, rencontrée lors d'un stage effectué à Rabat en 2006. « J'ai entendu parler d'un poste disponible, alors j'ai sauté sur l'occasion. La plupart de mes amis restés au chômage ne voient pas l'intérêt de venir travailler ici pour un salaire de misère. » Son salaire à elle varie, selon ses heures de cours, de 400 à 1 000 euros (1). « Mais entre rien et un peu, le choix est vite fait. Et ici, ce peu est suffisant pour assurer le quotidien », précise-t-elle.
Profs, ingénieurs, architectes
À la Chambre de commerce de Tanger, on constate une augmentation de CV envoyés « de jeunes diplômés à la recherche d'un emploi de professeur, mais aussi d'ingénieurs et d'architectes. Nombreux sont ceux à venir prospecter avant de s'installer. » Dans les rues de la ville, les annonces en langue espagnole pour des petits boulots dans des centres d'appels fleurissent sur les murs. Pourtant, rares sont les travailleurs pauvres à s'installer de l'autre côté du détroit.
Un retour au pays natal
« Le Maroc n'est pas devenu le nouvel eldorado, mais il attire de nombreux travailleurs qualifiés qui n'ont plus d'opportunités chez eux », explique Anke Strauss, du bureau de l'Organisation internationale pour les migrations à Rabat.
Parmi eux, on trouve aussi des familles d'origine marocaine qui vivaient en Espagne et reviennent, chassées par la crise économique .
Amina Shtaibi Zahou en est un parfait exemple. Licenciée en 2006 de son poste de cadre dans une agence de publicité à Barcelone, après six ans de chômage et sa séparation d'avec le père de ses enfants, elle est revenue en juillet sur la terre de son enfance. Après vingt-cinq ans d'absence. Elle s'est installée avec ses enfants dans l'appartement qui lui servait jusque-là de résidence de vacances à Tanger. Elle a d'abord trouvé un premier emploi de secrétaire, puis un poste de commerciale au sein de l'entreprise espagnole Godos Led. Étonnamment, son intégration n'a pas été facile. « L'ironie, c'est qu'en Espagne j'étais la Marocaine, et ici, je n'en suis plus une. Je suis condamnée à être une immigrée toute ma vie. »
Ancienne cité internationale dans les années 1930-1940, Tanger a une longue culture hispanophone et une tradition économique avec les entreprises espagnoles. Ici, comme dans le reste du royaume qui affiche un taux de croissance de 2,7 %, les programmes immobiliers pullulent.
Un boom des investisseurs
À des prix bradés, les entreprises espagnoles sont nombreuses à remporter les marchés marocains, parfois au nez et à la barbe de certaines entreprises françaises. José Manuel Sanchez Tansende, 33 ans, est chef d'équipe de l'entreprise madrilène Aluman. Il travaille depuis un an sur le chantier Tanger City Center. « Il n'y a plus de travail dans le secteur de la construction là-bas, nous allons de plus en plus travailler à l'extérieur, au Maroc ou ailleurs. »
Au consulat espagnol de Tanger, plutôt que sur les chiffres de l'immigration, on insiste aussi sur les nouvelles implantations d'entreprises : « De nouveaux entrepreneurs en quête de nouveaux marchés en croissance ou de bas coût de main-d'œuvre arrivent ici. C'est le cas de nombreux équipementiers automobiles, implantés après l'arrivée de Renault, en 2012, dans la zone franche de Tanger [Tanger Free Zone, NDLR]. »
Mais pour les entrepreneurs, la réussite n'est pas toujours au rendez-vous.
Originaire de Malaga, Javier Cordon Muñoz, cogérant d'une entreprise de matériel de construction, Tobelem, en a fait l'amère expérience. Il s'est établi au Maroc, à Tanger, après la fermeture de deux de ses trois usines familiales. « En 2008, au début de notre installation, notre chiffre d'affaires frôlait le million d'euros. Désormais, il atteint péniblement 10 000 euros. Le niveau de vie augmente et je ne suis pas sûr que cette croissance soit pérenne. » Marié à une Marocaine, il ne sait pourtant pas s'il va rester. « Le Maroc est une société traditionnelle où le poids de la religion est immense, cela pose un problème pour l'intégration », explique-t-il à la terrasse d'un café du bord de mer. De la rive tangéroise, à 14 kilomètres, la côte espagnole se devine.
Dans sa boutique aux allures de celle du barbier de Charlie Chaplin, Juan Bernardo, 92 ans, Espagnol né à Tanger, est la mémoire ibérique de la ville. L'ancien barbier veut croire en cette nouvelle vague d'immigration : « Le marché marocain a encore de vrais besoins à combler et des coûts compétitifs. L'occasion, la grande occasion, est ici, au Maroc. »
Boom économique, proximité géographique ou racines dans le pays, quelles que soient les raisons, tous ces Espagnols ont un point commun, ils sont là par nécessité.
19/07/2013, Céline Vigouroux
Source : sudouest.fr