Djamila Brenis est une dame courbée de 70 ans qui semble toujours porter deux vieillesses à la fois : la sienne et celle de son mari Ali, 92 ans, cinquante ans d'émigration, trente ans de sueur dans le bâtiment en France et plus que les bras de son épouse pour se laver et son déambulateur pour descendre chaque matin au café.
Pendant longtemps, dans leur quartier de Marseille où les hôtels meublés disputent les rez-de-chaussée aux boutiques orientales, on n'avait à faire qu'aux "chibanis" – "vieux monsieur" en arabe –, ces migrants retraités qui passent le temps sur les bancs en attendant le soir. Mais ces dernières années, de plus en plus de silhouettes frêles comme celles de Djamila sont apparues, et on s'est mis à parler des "chibanias".
Cet après-midi de mai, Djamila a été l'une des seules à venir au rendez-vous qui avait été fixé à plusieurs d'entre elles dans les locaux d'une petite association, l'Ampil, spécialisée dans l'accompagnement des immigrés âgés. Djamila a gardé son sac à son bras pendant tout l'entretien. Elle a vérifié plusieurs fois qu'aucun de ses cheveux ne s'était échappé de son hijab blanc. Elle ne s'est confiée qu'après avoir replié sa djellaba rose sur ses jambes trop gonflées pour ses mocassins à talons plats.
Djamila forme avec Ali l'un de ces ménages que seule l'immigration a inventés. Pendant trente-quatre ans, ils ont vécu chacun de leur côté. Pour Ali, la Méditerranée côté France dans son foyer de Berre-L'Etang (Bouches-du-Rhône). A Djamila, Batna, en Algérie, où elle a élevé leurs quatre enfants. C'est quand la vieillesse a rattrapé Ali avant Djamila, en 2009, qu'ils se sont décidés à vivre ensemble.
MI-ÉPOUSE, MI-AIDE À DOMICILE
Alors qu'une mission d'information parlementaire a rendu un rapport inédit sur la question des vieux migrants, mercredi 3 juillet, les statistiques ne disent pas combien de femmes comme Djamila, mi-épouse, mi-aide à domicile, débarquent en France chaque année, sans parfois parler un mot de français. Impossible d'évaluer ce qu'elles représentent parmi les 340 000 immigrées de pays extérieurs à l'Union européenne âgées de plus de 55 ans. Pour l'administration, elles appartiennent seulement à la vague catégorie du "regroupement familial tardif".
Sabah Bekheira, la responsable de l'Ampil, a vu apparaître ces femmes au gré du vieillissement de ceux qui constituaient jusque-là l'essentiel du public de sa permanence : les travailleurs maghrébins qui ont bâti la France des "trente glorieuses". "Une fois malades, ils font venir leur épouse, car ils refusent toute autre présence féminine et n'ont pas les moyens de se payer un établissement spécialisé", précise cette forte tête à la voix rocailleuse. "Djamila, quelqu'un l'a amenée, elle était dans la rue, complètement désespérée."
Quand Djamila a épousé Ali, en Algérie, en 1975, elle était pourtant une femme enviée : elle épousait "un émigré". Ali travaillait en France depuis déjà longtemps, rentrait l'été, "et avait une valise remplie de cadeaux et habillait tout le monde", se souvient-elle. Cela l'a séduite. Même leurs vingt ans d'écart, alors, ne "se voyaient pas".
Après la noce, le choix de rester en Algérie s'est imposé naturellement. A Batna, les parents de Djamila pouvaient offrir un toit au couple. En plus, l'émigration, Djamila connaissait : son père avait déjà abandonné sa mère à ce sort pour partir construire l'aéroport de Marignane (Bouches-du-Rhône).
Pendant trente-quatre ans, Djamila jure qu'elle n'a manqué de rien. Ali lui envoyait tous les mois de l'argent. Il rentrait chaque été. Revenait aussi pour chaque naissance avec un trousseau. Et chaque soir, elle avait droit à un peu de sa voix à travers le combiné d'une cabine téléphonique. "Parfois, la nuit, il avait des angoisses, je devais le rassurer, mais c'est tout."
CHAMBRE MISÉRABLE
Ce "dur" sacrifice a payé, aux yeux de Djamila. Leurs économies leur ont permis de se construire une petite maison sur un terrain à Batna. Une fois par an, elle a pu se permettre de prendre le bateau pour la France. Tant pis si, pour un peu d'amour, il fallait alors se serrer, un mois durant, dans le lit simple de la chambre de 8 m2 d'Ali. Le gérant du foyer fermait les yeux.
Comme d'autres chibanias, en arrivant en 2009 à Marseille, Djamila a été assez désorientée. Mais elle n'a pas souffert de ce que beaucoup ont découvert : une France très éloignée de l'image qu'elles en avaient ; la chambre de foyer misérable de leur conjoint ; et sa double vie... "Les chibanis ont souvent eu recours à l'amour tarifé", admet pudiquement Mme Bekheira.
Aujourd'hui, comme pour une grande majorité de vieux migrants, c'est l'argent qui fait défaut au couple Brenis. A l'Ampil, on voit souvent passer Djamila, toujours le bras posé sur celui d'Ali. Ils ont moins de 1 000 euros par mois pour deux : la retraite que touche Ali après trente années de carrière erratique dans le bâtiment.
Malgré ce tout petit revenu, Djamila a estimé qu'il fallait quand même envoyer 250 euros par mois aux enfants restés en Algérie. "Seule l'aînée de 33 ans est mariée", justifie-t-elle. Les autres sont encore étudiants. La plus jeune – 27 ans – veut devenir infirmière. L'avant-dernière aimerait être auxiliaire puéricultrice, tandis que le garçon de 32 ans tente une réorientation pour être professeur d'anglais.
"COMBATTANT DE LA FRANCE"
Les rares travailleurs sociaux que Djamila a laissé entrer chez elle ont décrit un appartement dans un état indigne pour un couple de leur âge : un studio de 28 m2 au deuxième étage d'un hôtel meublé, au sommet d'un escalier aussi raide qu'un escabeau, avec un plafond en piteux état.
Djamila en a honte. Elle a fait une demande de HLM. Ali a été un "combattant de la France !", fait-elle valoir. En 2007, à 85 ans, il a obtenu sa carte d'ancien combattant. Il y a deux ans, il a aussi été décoré d'une "médaille ". Mais les petites surfaces sont rares en HLM, et les offices privilégient toujours les familles aux retraités.
Dans toutes ces démarches, une chose a heurté particulièrement Djamila. Une réponse lapidaire à laquelle elle a eu droit au guichet de la caisse de retraite pour lui signifier l'impossibilité d'obtenir en son nom la moindre allocation. La sentence est la même pour toutes les chibanias venues sur le tard : " Mais, madame, vos enfants ne sont pas nés en France."
04.07.2013, Elise Vincent
Source : LE MONDE