Ce jeudi 3 octobre, au large de Lampedusa, le naufrage d'un bateau de migrants africains a fait plus de 100 morts, et le bilan définitif pourrait dépasser les 300 morts. Léonard Vincent, correspondant de RFI à Rabat, au Maroc, mais également spécialiste de la Corne de l'Afrique et de ses volontaires à l'immigration, apporte son analyse sur les rouages de ces drames qui surviennent, malheureusement, bien trop souvent.
Actuellement, explique-t-il, « les passages sont plus dangereux, plus chers, l'attente est devenue plus périlleuse. Les migrants sont aux mains, la plupart du temps, de mafieux sans scrupules et animés, il faut le dire, par un racisme terrible ».
RFI : Léonard Vincent, bonjour. Malheureusement, ce genre de drame est régulier, n'est-ce pas ?
Léonard Vincent : Oui, effectivement. Le naufrage d'aujourd'hui est d'une ampleur exceptionnelle, mais ce n'est pas un phénomène inédit. Déjà en 2009, un navire qui transportait à l'époque 200 Erythréens, venus du petit pays de l'Erythrée en Afrique de l'Est, avait chaviré au large de la Sicile. On n'avait alors compté qu'un seul survivant, un jeune homme qui avait pu raconter son histoire.
Un an après, deux navires avaient fait naufrage aussi, au même endroit. Près de 400 migrants, essentiellement des Erythréens, des Ethiopiens et aussi des Somaliens, avaient péri en mer, dont une célèbre journaliste érythréenne et une athlète somalienne qui avait participé aux Jeux olympiques. Rien que la semaine dernière en Sicile, une quinzaine d'Erythréens se sont noyés au large des côtes, en essayant de gagner le rivage à la nage.
Alors évidemment, en plus d'être une épouvantable tragédie pour les victimes et leurs familles, c'est aussi un vrai drame pour la Sicile elle-même. Et dans ces conditions, certains pêcheurs siciliens s'organisent pour surveiller la mer, bien que la loi italienne leur interdise de porter assistance aux migrants clandestins.
En 2008, par exemple, des pêcheurs tunisiens avaient même fait de la prison à Agrigente, dans le sud de la Sicile, pour avoir secouru une quarantaine de clandestins en perdition. Et il faut rappeler que bien sûr, l'aide à l'immigration clandestine est un crime en Italie, comme d'ailleurs dans un certain nombre de pays européens.
Ce jeudi, un Tunisien a été arrêté, il est soupçonné d'être un passeur. Malheureusement, n'est-il pas qu'un simple maillon de la chaîne ?
S'il s'avère que l'homme arrêté est bien le « passeur » comme on dit, il n'est en effet qu'un employé, un bout de la chaîne qui, sans doute, aurait cherché lui aussi à obtenir l'asile en Europe. Ca s'est déjà vu dans des cas similaires. Les réseaux de passeurs dont ferait partie cet homme sont très bien organisés et très riches. Une place sur l'un de ces bateaux de fortune - qui coulent régulièrement - coûte plusieurs milliers de dollars aux Africains.
La somme évoquée par les clandestins survivants est souvent de 3 000 dollars, ce qui est considérable. Les enquêtes des associations de défense des droits de l'homme, et même de l'ONU, ont montré que les responsables de ces embarquements sont la plupart du temps des réseaux mafieux transfrontaliers, impliquant des Soudanais, des Libyens, des Tunisiens, mais aussi certains trafiquants notoires qui connaissent les routes pour traverser le Sahara avec des cigarettes, de la drogue, des armes, mais aussi des migrants, on le voit...
Bien entendu, ces mafias bénéficient souvent de la complicité d'autorités locales, qui sont payées pour fermer les yeux. Parfois, aussi, elles touchent une commission sur le prix et les rançons payés par les migrants. Alors, on le voit, il y a bel et bien un business très lucratif du trafic de clandestins sur toute la longueur de l'Afrique du Nord.
Les pays européens tentent depuis plusieurs années d'endiguer ce phénomène. Visiblement, cela n'empêche pas ce genre de drame. Cela veut-il dire que les politiques ne servent à rien ?
Les politiques ne fonctionnent pas, ou fonctionnent avec des effets pervers terribles. Le naufrage d'aujourd'hui, c'est une nouvelle manifestation épouvantable, très macabre, d'un problème qui n'a manifestement pas été correctement résolu par l'Europe, quand elle a décidé de fermer ses frontières maritimes avec le Sud. L'Europe a essentiellement délégué la répression de l'immigration clandestine aux pays des rives sud de la Méditerranée. Et tout ça n'a pas été préparé dans la profondeur, en réfléchissant à toutes les conséquences.
Un exemple : l'Italie de Silvio Berlusconi avait donné, il y a quelques années, beaucoup d'argent à la Libye de Mouammar Kadhafi, pour moderniser sa flotte, ses garde-côtes, cette flotte qui est chargée de contrôler le départ des embarquements clandestins. Les programmes d'assistance, la plupart du temps financière et militaire, offerts aux pays d'Afrique du Nord, ont eu pour conséquence de rendre la vie extrêmement dure aux migrants qui se massent sur les rivages d'Afrique du Nord.
Les passages sont donc plus dangereux, plus chers, l'attente est devenue plus périlleuse encore. Les migrants sont aux mains, la plupart du temps, de mafieux sans scrupules et animés, il faut le dire, par un racisme terrible. Le périple de ces migrants dure souvent plusieurs années, et il faut dire qu'en Afrique du Nord, les Subsahariens constituent aussi une main-d'œuvre bon marché, malléable et corvéable à merci. Et c'est ainsi qu'ils paient leur passage, en travaillant au bénéfice de certains pays de passage.
Donc on voit bien que finalement, rien n'arrête réellement le flux de clandestins. Les opérations Frontex de l'Union européenne ne marchent pas. Au contraire, la vie impossible en Afrique du Nord désespère davantage les gens. Ils sont donc incités à prendre plus de risques pour passer vers l'Europe.
Léonard Vincent, vous êtes correspondant à Rabat. On sait que beaucoup des migrants d'Afrique de l'Ouest passent par le Maroc. Aujourd'hui, les autorités semblent vouloir se pencher sérieusement sur la question. Qu'en est-il ?
Oui, c'est tout récent. Le Maroc semble en train de changer de cap. Après la publication, cet été, d'un rapport accablant du Conseil national des droits de l'homme, le roi Mohammed VI a annoncé, il y a quelques semaines, une nouvelle politique migratoire, avec la création d'un statut de réfugié, de demandeur d'asile. Alors, le bureau du HCR ici à Rabat a dit être enthousiasmé par ce revirement, tout en restant vigilant.
Mais il faut noter quand même que c'est une première en Afrique. Des négociations sont en cours avec le HCR pour déterminer les procédures qui devront être suivies par le tout nouveau bureau des réfugiés et apatrides qui a ouvert ses portes la semaine dernière à Rabat. Alors qu'en Tunisie ou en Libye, en revanche, rien n'a changé. On se souvient que pendant la guerre civile, les milices rebelles ont chassé les migrants africains, sous prétexte qu'ils servaient de milices supplétives au régime de Kadhafi, ce qui s'est révélé faux.
La situation est toujours la même dans ces pays... On peut dire que les migrants africains, dans ces conditions, sont les grands oubliés du « printemps arabe ». En Egypte particulièrement, les Erythréens, les Ethiopiens et les Somaliens qui cherchent à passer en Israël sont traités comme des esclaves. Ils sont détenus dans des conditions assez effroyables par les clans bédouins dans le Sinaï. Et une fois en Israël, ceux qui ont survécu à cette effroyable traversée font d'ailleurs face à de nouvelles difficultés.
Les autorités israéliennes se disent débordées, notamment par l'afflux d'Erythréens qui constituent, avec plusieurs dizaines de milliers de personnes - 30 000 est un chiffre qu'on cite souvent - la plus importante communauté immigrée dans l'Etat hébreu.
03 octobre 2013 , Alexandra Cagnard
Source : RFI