Les Espagnols sont de plus en plus nombreux à émigrer au royaume chérifien. Le Maroc serait-il le nouvel Eldorado ibérique ? Selon l'Institut national de la statistique espagnol (INE), le nombre d'Espagnols officiellement enregistrés en tant que résidents sur le sol marocain, entre 2003 et 2011, a été multiplié par 4. De Casablanca à Tanger en passant par Tetouan, cap au nord du Maroc, à la rencontre de ces travailleurs ibériques qui ont franchi Gibraltar.
Le souffle chaud du chergui fait tanguer les grues et valser la poussière du chantier de Tanger city center, un vaste complexe immobilier avec centre commercial, hôtels et centre d'affaires, à deux pas de la gare. José Manuel Sanchez Tansende, 33 ans, a dû se résoudre à suivre Aluman, son entreprise de revêtement de façades en aluminium, faute de travail en Espagne. Il dirige une équipe mixte, dans laquelle ouvriers espagnols et marocains œuvrent ensemble. Mais pas au même salaire. Celui d'un ouvrier marocain est en moyenne inférieur à 250 euros net par mois. Quant au SMIC, il avoisine les 180 euros. Il explique : « Je suis là uniquement pour le travail ; je ne peux pas dire que j'aime ce pays, mais je commence à m'y habituer... »
Comme lui, d'autres Espagnols ont choisi l'expatriation, poussés par le taux de chômage record dans leur pays : 26,26 % au deuxième trimestre selon l'Institut national de la statistique (INE). Toujours d'après l'INE, au 1er janvier 2012 la population espagnole résidant à l'étranger avait bondi de plus de 6 %, soit environ 2 millions d'Espagnols. Parmi eux, entre 10 000 et 30 000 auraient choisi le Maroc, sans compter la composante non déclarée officiellement. « Une goutte d'eau comparée aux 850 000 travailleurs marocains enregistrés en Espagne », tempère Najib Akesbi, professeur d'économie à la faculté de Rabat. Sans oublier non plus que France, Allemagne, Royaume-Uni et Amérique Latine restent - et de loin - les destinations privilégiées des migrants espagnols touchés par la crise.
Créer son entreprise au Maroc, une aventure tentante
Il reste que le Maroc séduit de plus en plus de ressortissants de la péninsule. Certes, « avec un PIB six fois inférieur à celui de l'Espagne et un taux de chômage estimé à 30 %, la crise est bien plus profonde au Maroc qu'en Espagne », rappelle Mehdi Lahlou, professeur d'économie à l'Institut national de statistique et d'économie appliquée de Rabat. Mais le Maroc attire les investisseurs étrangers quelle que soit leur taille. Selon la Chambre espagnole de commerce et d'industrie de Tanger, environ 200 entreprises espagnoles ou à capital mixte avec participation espagnole sont installées un peu partout cette ville.
De grands projets d'infrastructures - autoroutes, zones industrielles, ou encore le récent port de Tanger Med - ont fleuri ces dernières années, résultat du plan Emergence, initié en 2006 par Mohamed VI. Et le dernier rapport sur le Maroc, publié par Oxford Business Group*, l'atteste : « Le pays est parvenu à alimenter la croissance de secteurs clés à forte main d'œuvre, comme l'aéronautique et la construction automobile, compensant la baisse des recettes de secteurs tel que le tourisme.»
Mehdi Tazi, le directeur de la zone franche de Tanger, le confirme : « L'implantation du complexe Renault-Nissan a été un vrai coup d'accélérateur, et a attiré de nombreux équipementiers espagnols. » D'où l'ouverture en mars dernier d'une deuxième zone franche entièrement dédiée au secteur automobile.
En outre, la simplification des procédures de créations d'entreprises favorise l'implantation d'entrepreneurs étrangers, notamment espagnols. « La création des centres régionaux d'investissement (CRI) en 2002 a permis de faciliter les formalités liées à la création d'entreprises. Celui de Casablanca s'engage à traiter votre dossier de création d'entreprises dans un délai allant de 2 à 5 jours », peut-on lire dans le guide distribué par le consulat espagnol à ses ressortissants.
Peu de travailleurs pauvres,mais un lien avec le pays
Juan Carlos Sevilla, qui a ouvert un restaurant sur le port de Tanger en 2012, confirme. « Ici tu peux créer quelque chose beaucoup plus facilement et rapidement », explique cet ancien chef d'équipe dans une centrale thermique. À l'étage, quatre chefs d'entreprises spécialisées dans le textile, attablés autour d'une paëlla, ont suivi le même chemin. Même si, confient-ils en chœur, « le choc de culture, surtout religieux, rend difficile l'adaptation », ces immigrés par nécessité ont fait leur choix. « Si en Espagne on se situe plutôt dans la classe moyenne, ici on fait presque partie de la classe haute. » Avec piscine, femme de ménage et chauffeur...
Dans un contexte particulièrement morose en Espagne, d'autres ont tenté leur chance dans des métiers de l'artisanat, comme Salvador Romero Venega, dit Salah. Vêtu de sa djellaba - « pour mieux m'intégrer » - ce ferronnier de 56 ans, originaire de Cadiz, converti à l'islam en 2005, a ouvert son atelier dans un bidonville très pauvre de Martil, une petite ville côtière à côté de Tétouan. Salah l'avait acheté il y a huit ans, en prévision pour la retraite, mais la crise l'a poussé à venir s'y établir plus tôt que prévu, avec son épouse marocaine. « Je n'allais quand même pas, à 56 ans, retourner vivre chez mes parents. Alors entre un peu et rien, le choix a été vite fait, et puis j'aime le Maroc. » Son avenir est ici, il en est sûr, même s'il n'exclut pas de faire des allers-retours en Espagne pour cotiser pour sa retraite.
Emilia, ancienne thérapeute à Valence, en préretraite, bénévole au centre Letchundi de Martil, a elle aussi fait du Maroc son pays d'adoption. Elle vit ici, car elle a une « qualité de vie » et des « valeurs de solidarité » qui lui feraient presque avoir honte de l'accueil réservé par ses compatriotes aux Marocains. Ils sont, d'ailleurs, beaucoup de petits retraités à venir ici comme elle. Quitte à flirter avec la légalité. Au bout de trois mois de séjour autorisé, il suffit d'un coup de tampon à Ceuta et Melilla, enclaves espagnoles, pour renouveler son titre de séjour trois mois de plus.
Les instituts Cervantes assaillis de CV
Mais les candidatures à l'expatriation au Maroc ne se limitent pas aux retraités. À la Chambre de commerce de Tanger, ou aux instituts Cervantes de Tanger et Casablanca, les CV affluent. À 39 ans, Raquel Martin n'imaginait pas qu'elle quitterait un jour Madrid, où elle vivait chez ses parents, pour s'installer à Casablanca. Depuis novembre, elle donne des cours d'espagnol à l'institut Cervantes de Casablanca. A Madrid, cette diplômée de littérature espagnole et arabe, venait grossir la longue liste d'attente des professeurs sans postes. Alors, à l'été 2012, lorsqu'elle s'est rendue au Maroc pour le mariage d'une amie et a entendu parler d'un poste dans un lycée, pas d'hésitation. « J'ai sauté sur l'occasion. La plupart de mes amis restés au chômage ne voient pas l'intérêt de venir travailler ici pour un salaire de misère. » Le salaire oscille effectivement entre 400 et 1000 euros selon les mois, mais à ses yeux, « c'est un bon début de carrière pour un jeune diplômé au chômage ».
S'il est trop tôt pour savoir s'il s'agit d'un épiphénomène ou d'une immigration durable, Juan Bernardo Guillén Garcia, 92 ans, le barbier espagnol de Tanger reconverti en éditorialiste à la Dépêche de Tanger y croit. « L'occasion, la grande occasion est ici au Maroc ! », lance-t-il à ses compatriotes dans un des ses récents billets. Et de rappeler le passé cosmopolite de « la ville des étrangers » avant l'indépendance du Maroc en 1956 : « La venue des Espagnols à Tanger est un juste retour des choses. »
Mehdi Lalhou, de l'Institut national de statistique et d'économie appliquée de Rabat, voit lui dans ce phénomène « un renforcement des relations réciproques entre Marocains et Européens ». Certains travailleurs espagnols ont tranché et fait du royaume de Mohamed VI leur nouvelle péninsule. A un détroit de chez eux, une langue et une histoire en commun et un quotidien bien moins onéreux le Maroc est devenu une alternative comme une autre. Là réside la nouveauté.
Le retour des MRE
« En Espagne le taux de chômage est de 26 %, mais pour la communauté marocaine il peut aller de 46 à 55 % », note Mehdi Lahlou. Résultat : ceux que l'on appelle les Marocains résidents espagnols (MRE) repartent dans leur pays d'origine. Selon l'INE, leur nombre a baissé de presque 2 % sur le territoire espagnol au 1er janvier 2012. Et du côté du consulat ou de la zone franche de Tanger, on confirme un retour de ces Marocains qui vivaient en Espagne.
Amina Chtaibi-Zahoud, 42 ans, a vécu 25 ans en Espagne. En 2006, elle est licenciée de son poste de cadre dans une grosse agence de publicité - Distel, à Barcelone. Six ans de chômage, un divorce et ses enfants sous le bras, la revoilà sur la terre de son enfance, Tanger. Elle vit dans l'appartement qui lui servait jusque-là de résidence de vacances et sa connaissance de l'espagnol lui a permis de décrocher un poste de commerciale au sein de l'entreprise espagnole Godos Led.
Un retour pas si simple. « En Espagne j'étais la Marocaine, et ici, je n'en suis plus une. Je suis condamnée à être une immigrée toute ma vie ». Question salaire, Amina, 42 ans, qui touchait plus de 3 000 euros par mois comme directrice publicitaire touche désormais à 5 000 dhms (500 euros).
29/8/2013, Camille Garcia
Source : RFI