Trois semaines après le drame de Lampedusa qui a provoqué la mort de plus de 300 migrants dans les eaux de la Méditerranée, la question de la gestion des flux migratoires est plus que jamais à l'ordre du jour. Les dirigeants des pays du sud de l'Europe, qui appellent à plus de solidarité pour gérer ces flux, espèrent se faire entendre lors du Conseil européen qui se déroule à Bruxelles les 24 et 25 octobre.
Mais pour Catherine Wihtol de Wenden, spécialiste des migrations internationales, les pays européens sont davantage marqués par la montée du sécuritaire que par un élan de solidarité.
JOL Press : Au niveau européen, quelles conséquences législatives pourraient avoir les drames qui ont récemment touché des bateaux de migrants ?
Catherine Withol de Wenden : D'après ce que j'ai eu comme éléments, les pays européens pencheraient plutôt vers un renforcement des moyens de sécurité et du dispositif Frontex [l'agence européenne pour la sécurité et les frontières extérieures de l'UE], pour qu'il y ait davantage de bateaux qui patrouillent en Méditerranée.
Mais cela ne me paraît pas nécessairement la seule réponse acceptable en la matière. À mon avis, le renforcement sécuritaire n'arrêtera pas un mouvement qui est structurel dans les pays de départ, et cela n'aura donc pas d'effet de dissuasion à la hauteur de ce que peuvent attendre les responsables qui prévoient ce renforcement.
Le problème, c'est que depuis les années 90, la migration a été inscrite dans le registre sécuritaire ; je crois que cette idée est tout à fait nocive à un traitement rationnel de la question migratoire. Je pense que la solution serait plutôt de construire un espace migratoire méditerranéen, qui a été tenté à plusieurs reprises mais sans jamais avoir eu de débouchés. D'autre part, il conviendrait d'élargir les possibilités d'entrer légalement à davantage de migrants, notamment en ce qui concerne le marché du travail.
Il faudrait donc plutôt assouplir les catégories de la migration vers l'Europe que renforcer la sécurité des frontières. Il faut rappeler que la Méditerranée est l'une des plus grandes lignes de fracture du monde. Or, aujourd'hui, on empêche le développement économique de la Méditerranée en criminalisant la migration.
JOL Press : Que souhaitent faire les Etats européens dans l'immédiat ?
Catherine W. de Wenden : Il y a d'abord l'idée, comme je l'ai dit, de renforcer les moyens de Frontex – et notamment son budget –, et d'autre part de répartir le « fardeau » de l'immigration. Il ne faut pas oublier que le burden sharing (« partage du fardeau ») a été institué dans les années 90 à la demande de l'Allemagne et de l'Autriche, lorsqu'ils recevaient beaucoup de demandes d'asile. Ils souhaitaient ainsi « partager » avec d'autres pays européens ces demandes.
Ce qui change, c'est que le « fardeau » repose maintenant surtout sur les épaules des pays d'Europe du Sud comme la Grèce, l'Italie ou l'Espagne qui reçoivent une grande partie des migrants, clandestins et demandeurs d'asile, et il y a un certain mépris des pays d'Europe du Nord sur la manière dont les pays d'Europe du Sud font leur travail.
Il y a donc un défaut de solidarité considérable aujourd'hui en Europe, et je ne suis pas sûre que répartir le « fardeau » change quelque chose. Sauf si les politiques sécuritaires des pays du Nord changent, je ne vois pas très bien comment ce partage pourrait résoudre les problèmes de la migration en Méditerranée.
JOL Press : Un renforcement du contrôle des principales portes d'entrée de l'immigration en Méditerranée ne risque-t-il pas de déplacer les routes migratoires ?
Catherine W. de Wenden : Il est important de voir que l'on se trouve devant une sorte de surenchère de l'économie du passage : aujourd'hui, cette nouvelle économie rapporte beaucoup (aux passeurs, mais aussi aux mafias, et pas seulement en Méditerranée mais à l'échelle du monde – les cartels latino-américains vivent aussi des migrants qu'ils rackettent par exemple.
Finalement, les passeurs ont plutôt intérêt à ce que les frontières soient plus difficiles à franchir puisque cela permet de faire monter les prix des passages clandestins de frontières, et donc de gagner plus d'argent. C'est comme du temps de la prohibition aux États-Unis dans les années 30 : plus il y avait de prohibition, plus il y avait de trafics illégaux.
Ce renforcement des prix de passage ruine beaucoup de familles des pays du Sud, parce que l'économie des villages et des familles passe pour payer le voyage des migrants qui souvent sont reconduits et rentrent chez eux. On se trouve donc devant une surenchère sécuritaire d'un côté, et mafieuse de l'autre. Si l'on renforce certains points de passage, il y en aura donc d'autres qui seront créés, et les prix seront encore plus hauts.
JOL Press : L'UE dispose-t-elle de moyens – humains et financiers – suffisants pour permettre l'accueil des migrants ?
Catherine W. de Wenden : Aujourd'hui, c'est surtout un problème d'arbitrage politique : si l'on veut renforcer l'accueil, on peut effectivement s'en donner les moyens. Mais l'Europe a quand même largement délayé ce travail d'accueil aux pays du Sud.
Ceux-ci sont d'ailleurs partagés, surtout dans les îles de la Méditerranée, entre accueillir les touristes d'un côté et repousser les migrants de l'autre ; mais également entre le droit de la mer qui demande de porter secours aux personnes en détresse d'un côté et être sanctionné quand on le fait, comme cela a été le cas en 2008 pour des pêcheurs accusés d'aider au séjour clandestin. Nous faisons face à une série de contradictions totales.
JOL Press : Pensez-vous que les États membres de l'UE soient prêts à réviser, en profondeur et à long terme, leur politique migratoire ?
Catherine W.de Wenden : Je ne suis pas sûre. Parce que les pays européens, qui ont de toute façon besoin de la migration pour des raisons économiques et démographiques, sont essentiellement mus par les opinions publiques et les sondages.
Aujourd'hui, presque tous les pays européens sont marqués par cette montée du sécuritaire et l'idée qu'il faut stopper la migration. Les partis d'extrême-droite se sont fait les champions de ce genre de discours.
Compte tenu de l'impopularité d'une transformation totale de la politique migratoire, nous sommes aujourd'hui dans une logique à très court terme : nous vivons au rythme des élections des différents pays européens et cela conduit donc à chercher des solutions rapides, au jour le jour.
Il ne faut pas oublier que l'Europe est l'une des plus grandes destinations migratoires au monde, mais qu'en même temps les flux sont assez stables. On a tout intérêt à poursuivre la fluidité de la mobilité plutôt qu'à vouloir l'interdire. Les deux rives de la Méditerranée se porteraient économiquement beaucoup mieux s'il y avait davantage de possibilités de commercer, de travailler ou de créer des entreprises. Nous sommes en train d'aggraver la crise en fermant les mobilités en Méditerranée.
JOL Press : En quoi la présidence grecque de l'Union européenne en 2014 pourrait-elle changer la donne en matière de politique migratoire européenne ?
Catherine W. de Wenden : Les Grecs vont peut-être davantage attirer l'attention sur la partie sensible de leur territoire, qui est leur frontière avec la Turquie, où passe une partie des gens qui viennent de Turquie mais également d'Afghanistan, d'Irak ou du Pakistan.
La Grèce dit toujours qu'elle n'a pas assez de moyens pour contrôler toute seule ses frontières, ce qui est vrai. Il y aura donc peut-être plus de discussions et de négociations avec les pays voisins pour régler dans de meilleures conditions cette question.
Enfin, la présidence grecque sera peut-être amenée à réfléchir et à remettre en cause son système d'obtention du statut de réfugié qu'elle n'accorde qu'à 1 % des migrants.
24/10/2013, Anaïs Lefébure
Source : JOL Press