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Les valeurs du religieux et la neutralité de l'Etat - Jacques Rifflet - Belgique

mercredi, 20 mai 2009

 

 

 

Avant toute chose, merci de m'avoir invité à participer à ce remarquable colloque dont j'ai pu admirer la densité d'informations et l'esprit d'ouverture exceptionnel.

 

Je souhaiterais élargir le débat que soulève l'implantation grandissante d'une population musulmane dans l'ensemble de l'Union européenne, atteignant aujourd'hui environ 3,5% de la globalité de la population européenne des 27 Etats membres.

 

 

Le monde européen a connu une longue période durant laquelle la religion catholique et son schisme protestant ont dominé le pouvoir temporel, soit directement, soit par l'intensité de la pression du spirituel sur la gestion du temporel. Ainsi, rappelons que pour échapper à l'hégémonie de Rome, Henri VIII d'Angleterre choisit de créer de toutes pièces une religion dont il se proclama le chef. Et, d'autre part, plusieurs empereurs allemands ont dû s'incliner devant la menace d'être excommuniés. Voltaire dut s'exiler de Genève pour échapper à la censure instaurée par Calvin.

 

Accablé par de multiples revers militaires face aux Espagnols, aux Croisés, aux colonialistes, l'islam flamboyant de culture et de tolérance - citons Cordoue, Tolède, Fès, les Séfévides de Perse, les Grands Moghols, la Chine de Kubilaï Khan dont la mère était nestorienne - subit de 1492 (la prise de Grenade) à 1954 (l'arrivée de Nasser) une fort longue occultation. Il ne put vivre ni la révolution industrielle ni l'apport de ce que les Européens appellent le "siècle des Lumières", le siècle de l'avènement de la pensée libérée des contraintes du fondamentalisme religieux, chrétien à l'époque.

 

 

Naît alors, exclusivement en Europe, la "laïcité", ce terme français que nous pourrions exprimer par la formule "humanisme neutre non contraignant".

 

Afin de pouvoir organiser la gestion de l'Etat, les nations européennes, confrontées à des guerres de religion répétées, adoptèrent le principe de la laïcité de l'Etat, à des niveaux divers.

L'Angleterre, par exemple, choisit de pratiquer cette neutralité assortie de concessions communautaires, telle l'organisation de juridictions d'arbitrage guidées par les impératifs du sacré.

 

 

Le niveau maximal observable est celui de la laïcité à la française, édifiée en 1905: neutralité absolue du séculier, du temporel, à l'égard de toutes les spiritualités, lesquelles ne relèvent plus que du domaine privé individuel. Ce qui signifie que les "valeurs" de toutes religions ne peuvent prétendre pénétrer la gestion de l'Etat. Notons que la Turquie islamique est ainsi laïque depuis 1923 de par la volonté de Mustafa Kemal, un statut actuellement contesté par la mouvance de l'AKP menée par le Premier ministre Erdogan.

 

Remarquons qu'il existe une autre acception de ce terme "laïcité". Il s'agit de la laïcité à la belge, à l'espagnole, à l'italienne qui se teinte d'un caractère militant, compte tenu d'une longue lutte contre la domination d'un clergé catholique très actif. Cette laïcité-là peut être alors définie comme un humanisme dégagé de l'influence du religieux.

 

 

 

 

Nous pouvons à présent en arriver à la situation spécifique de l'islam européen.

 

Ce n'est pas à la plupart des membres de cette assemblée que je dois apprendre que le Prophète, menacé par le courant omeyyade, fut contraint de devenir un chef de guerre et fut amené à gérer la cité de La Mecque et l'ensemble de l'oumma. Les textes fondateurs de l'islam contiennent dès lors une grande part de directives concernant la gestion du temporel.

Cette empreinte d'un "temporel sacré" est une caractéristique essentielle de l'islam. A l'inverse, le christianisme n'a émis à l'origine aucune prétention d'intervenir dans le domaine séculier, et ce n'est qu'en envahissant Rome que cette prétention est née. Elle ne découle pas des textes fondateurs de cette religion. Elle peut donc, souvent à regret il est vrai, se résoudre à renoncer à s'introduire dans la gestion d'un Etat et se contenter de veiller à la bonne conduite de ses fidèles, bons citoyens d'un Etat laïque qui leur accorde la pleine liberté de gestion de leur domaine spirituel.

 

Ce constat m'amène à estimer nécessaire d'aborder un sujet qui a été fort peu développé durant ces deux journées. On a beaucoup parlé du ressenti de la communauté musulmane immigrée en Europe, et cela correspond bien au projet de ce colloque. Mais il est tout aussi essentiel de percevoir le ressenti de la société d'accueil, condition de l'apaisement de tensions éventuelles.

 

 

J'insiste fort sur le fait que ce que je vais dire ne représente pas nécessairement mon propre avis. J'exposerai ce ressenti de la société d'accueil en tant qu'observateur "académique" du phénomène.

 

L'islam pose problème à une grande partie de la population d'accueil en ce qu'il a, selon elle, une tendance assez irrépressible à s'organiser en une communauté homogène même s'il est - comme toute religion non centralisée - traversé par des courants très contrastés. Cette communauté homogène présenterait pour nombre d'Européens une attitude peu encline à s'informer des us, des coutumes et de la culture de la société d'accueil. Par voie de conséquence, on observe une frustration chez cette dernière de devoir consentir à apprendre la richesse mais aussi "l'étrangéité" de la civilisation immigrée sans être honorée d'une démarche de réciprocité.

 

La société d'accueil souligne souvent que les immigrants italiens, portugais, espagnols, grecs arrivés dans le Nord industriel de l'Europe se sont harmonieusement mélangés aux populations locales, car également chrétiennes ou adeptes de la libre pensée adogmatique, et cela sans pour autant perdre aucunement leur culture propre.

Mais tout observateur constatera que la civilisation musulmane plongée dans un contexte européen fort dissemblable suscite un malaise. Et que ce malaise est réciproque, comme beaucoup d'intervenants aux débats de ce colloque l'ont exprimé parfois avec "ardeur".

Et l'on constate - je répète ici que je ne fais que refléter le ressenti de la société d'accueil et non mon opinion personnelle, car l'on m'a demandé de n'être qu'un témoin, qu'un rapporteur - que la ferveur spirituelle de l'islam, une ferveur très encadrée par un enseignement des certitudes intangibles de son sacré figé dans un écrit immuable, accroît ce malaise. En effet, cette ferveur détonne dans une Europe où la tolérance réciproque est fondée sur une lutte fort longue menant à un apprentissage à la relativité des convictions exprimées par les citoyens.

 

 

Les acquisitions de cette lutte?

 

  • L'égalité entre les hommes et les femmes, ces dernières ayant acquis l'autonomie de leur esprit, de leur corps et de leurs finances.
  • L'autonomie de la science. A cet égard, je relève la consternation de la société belge apprenant que 84% des étudiants musulmans de l'Université libre de Bruxelles se déclarent partisans du créationnisme à l'image des protestants évangéliques américains et de leurs émules.
  • Une justice unique applicable à tous sans discrimination. Toute autre est proscrite, notamment la justice communautarisée, dans la majorité des Etats européens. Afin d'éviter des cloisonnements culturels et cultuels et les contraintes claniques forçant à y recourir.
  • L'autonomie de la raison et de la conscience, ce qui rend possible et respectable l'exercice de la libre pensée fort peu prisée dans le reste d'un monde majoritairement religieux, au sein duquel elle est parfois même persécutée.
  • L'acceptation de l'homosexualité, considérée comme un simple état naturel minoritaire mais non plus comme un vice coupable.
  • La légalisation de l'euthanasie et de l'avortement. Il est essentiel de souligner qu'en Europe, cette structure ouvrant à l'autonomie du choix individuel n'impose rien à ceux qui n'entendent pas déroger aux valeurs "supérieures", selon eux, du sacré. Conception s'inscrivant à l'inverse des consignes impératives des religions qui entendent gouverner la sphère privée des individus selon les différents principes émanant de leur révélation respective.

 

 

 

On peut aisément concevoir que cette Europe laïcisée déclare ne pas vouloir retomber dans un réseau de contraintes d'un sacré s'estimant détenteur d'une éthique de nature divine.

 

Et je relève également que ce qui inquiète ainsi, tout particulièrement,la laïcité européenne est l'alliance qui se dessine entre toutes les religions pour reconquérir au sommet de l'Union européenne l'influence qu'elles ont perdue au sein des Etats, c'est-à-dire la pénétration des valeurs du spirituel dans la gestion du temporel, au point de pouvoir peser sur les choix de l'éthique sociétale. Déjà actuellement des consignes de refus d'obéissance aux lois déclarées iniques émanent de grands chefs religieux.

Il est éclairant de constater que le pape Benoît XVI a ainsi proposé à la mouvance islamiste dite modérée de l'AKP turc une alliance pour lutter contre ce qu'il a appelé le "laïcisme" de certains Etats. La France de la loi de 1905 établissant la neutralité de l'Etat est évidemment particulièrement visée, cette France qui prône la neutralité laïque maximale de l'Etat et la primauté absolue des textes légaux votés démocratiquement.

 

 

L'on constate à cet égard que des courants spirituels fondamentalistes critiquent précisément les bases mêmes du jeu démocratique permettant l'exercice du pouvoir par une majorité de citoyens trop ouverts à une "modernité" de comportement s'opposant aux prescrits coulés à jamais dans l'airain du sacré.

 

Le malaise est donc très palpable en Europe lorsque s'établit en quelque sorte une densité de pensées du religieux incompatible avec la densité de la majorité de la société civile démocratique. Comme l'huile ne se marie pas à l'essence, et empêche le moteur de tourner paisiblement. Quand il consent encore à tourner.

 

A ce propos, le recteur de la célèbre Université Al-Azhar du Caire, monsieur el-Tantaoui, estime que l'islam se doit de se mouler dans la structure du pays d'accueil afin d'y vivre en harmonie, et que ce pays doit en retour respecter le libre exercice de la spiritualité de l'islam.

 

Superbe conception, estiment beaucoup d'Européens, mais éminemment novatrice et soulevant la réprobation de nombre de responsables religieux musulmans. C'est dire combien la cohabitation entre le spirituel et le séculier est délicate.

 

 

Cette cohabitation exige, selon moi, une ouverture des deux camps, le religieux et le laïque.

 

Plus que la tolérance, elle exige une connaissance approfondie des mécanismes de pensée de chacun qui, seule, engendre le véritable respect de l'autre, ouvre l'accès à la confiance mutuelle, voire même à l'amitié.

Le dialogue, encore et toujours, et la réciprocité dans le désir de comprendre et d'apprécier les valeurs de l'autre.

Voilà la clef d'un équilibre source de bonheur d'un peuple uni en ses variétés.

 

 

 

Que conclure?

Ma conclusion s'exprime par ma seule présence parmi vous.

J'ai voulu vous apporter ma sincère admiration pour l'effort entrepris sous l'égide de Sa Majesté Mohammed VI. Le Maroc bénéficie en Europe d'une estime considérable, tant son ouverture à la dynamique méditerranéenne est appréciée. Cette politique généreuse s'inscrit résolument dans la recherche d'une restauration de l'époque où l'Andalousie rayonnait de la tolérance et du savoir musulman. Alors prévalait la sagesse et non la méfiance ou la haine parmi tous les hommes de bien.

 

Et Fès même est réputée pour ses activités culturelles internationales qui se veulent être un pont entre les rives du Nord et du Sud.

 

Ma conviction est que la paix du monde ne pourra venir que d'une alliance de tous les modérés, de tous les généreux de chaque clan de pensée, qui se donneront la main après avoir mis à l'écart leurs propres excessifs.

 

 

Votre pays est un modèle d'alliance paisible dans un monde où, ailleurs, tout dialogue est souvent assassiné.

 

Puisse l'Europe comprendre la chance qu'elle a que vous existiez pour forger un islam capable d'aimer et de se faire aimer dans un contexte de fraternité entre croyants et non-croyants.

 

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