Ils sont quatre, venus d'Algérie, du Maroc et de Tunisie. Ils racontent leur parcours en France
Fatema Hal (ci-contre avec sa fille) tient un restaurant marocain à Paris et organise des stages culinaires pour les femmes des banlieues. (Photo : Patrick Gaillardin).
Alors que le débat sur l'identité française vient d'être à nouveau lancé, la Cité de l'histoire de l'immigration inaugure mardi 17 novembre une exposition consacrée à l'apport culturel, rarement valorisé depuis un siècle, de la population venue du Maghreb. L'occasion pour La Croix d'aller à la rencontre de quatre de ces personnes arrivées en France à des époques très différentes.
Les années 1930 de Mohammed Belkaïd, venu d'Algérie (racontées par sa fille Zohra)
« Travailler en France pour vivre en Kabylie »
Zohra Messaoudi est venue en France en 1977 pour retrouver son mari, Ali, ouvrier. Avec leurs trois jeunes enfants, le couple originaire de Kabylie s'installe en région parisienne. Cette fin des années 1970 sonne l'heure du regroupement familial et d'une installation parfois rude dans un pays dont bien des immigrés ignorent tout.
Pour Zohra, les choses se présentent mieux. « Depuis ma toute petite enfance, je garde le souvenir de mon père et de mon oncle qui revenaient de France et rapportaient avec eux le progrès, la promesse d'une vie meilleure. »
Né en 1899, Mohammed Belkaïd, le père de Zohra, a 21 ans quand il embarque clandestinement pour la France grâce la complicité d'un marin. Nous sommes en 1920 et, comme d'autres de la région de Tizi Ouzou, le jeune homme part chercher fortune sur l'autre rive de la Méditerranée. À Marseille, il est accueilli par des compatriotes qui se partagent à cinq ou six des petites chambres d'hôtel.
Mohammed travaille dans une huilerie, où il est payé à la tâche. Lorsque la somme réunie est suffisante, Mohammed revient en Algérie et se marie. De retour à Marseille dans les années 1930, le Kabyle improvise une petite activité de commerce. Il vend des babioles sur les marchés, fait du porte-à-porte. L'activité va devenir suffisamment lucrative pour lui permettre d'abandonner le travail à l'usine.
Désormais, la vie de Mohammed Belkaïd sera rythmée par les voyages entre la France et l'Algérie où la vie s'améliore. Du plus lointain de son enfance, Zohra se souvient des retours d'un homme au large sourire surmonté d'une belle moustache. « Il me rapportait une petite jupe ou un vêtement chaud pour passer l'hiver », se souvient-elle avec émotion.
Dans la famille, il y a aussi l'oncle Ahmed qui travaille dans une raffinerie de sucre à Marseille puis dans les abattoirs du Havre jusqu'à sa retraite en 1957. Et un grand frère, de vingt ans son aîné, qui part à Roubaix puis redescend à Marseille où il va ouvrir plusieurs magasins de tissus. « Tous parlaient tout le temps de la France. La vie était dure mais l'immigration a été la grande aventure de leur jeunesse. Ils racontaient les femmes françaises qui travaillent dur et ça nous aidait à avancer dans la vie. »
Grâce à ces premières générations de migrants, la vie en Kabylie s'est améliorée. Le père de Zohra ouvre une première fabrique d'huile, des magasins, achète des terrains et fait bâtir des maisons. Ses cousins, les fils d'Ahmed, ont tous fait des études en Algérie et plusieurs enseignent à leur tour à l'université. Mais chez la jeune Zohra, cette histoire fait naître une vocation au départ. Depuis trente et un ans, Zohra et Ali ont fait leur vie en France où ils ont obtenu la nationalité et élevé leurs trois enfants.
Les années 1960 de Mohand Anemiche, venu d'Algérie
« Français sans états d'âme »
En 1957, l'industrie française tourne à plein régime. Il suffisait alors de se présenter à l'usine et les employeurs vous ouvraient leurs portes. Mohand Anemiche qui vient de quitter l'Algérie débarque dans le quartier parisien de la Goutte d'Or, où il va enchaîner les métiers. À 17 ans, ce fils de paysan kabyle qui n'a jamais fréquenté l'école ne parle pas français. Le soir, il prend des cours.
Puis il part à Maubeuge suivre une formation de fraiseur-ajusteur. De retour à la capitale, en 1966, il travaille durant huit ans sur des machines. De ces années, Mohand garde le goût d'une période laborieuse mais heureuse. « On n'avait rien au départ, pas de télé, pas de frigo. Tout le progrès qui venait nous rendait heureux. » En 1970, Mohand s'achète sa première Peugeot.
Arrivé avant l'indépendance de l'Algérie, l'ouvrier assure ne jamais s'être senti un étranger en France. « À l'usine, il y avait un vrai mélange et personne pour nous dire de retourner chez nous ! » Les années de guerre n'ont pas marqué cet homme tranquille qui ne se passionne pas pour la politique.
En 1974, il claque la porte des ateliers pour acheter avec ses économies une maison de production de chanson maghrébine puis ouvrir un magasin, le « Palais du disque ». Dans les boutiques de Barbès, les disques des artistes africains s'arrachent.
« Ma force, c'était d'être producteur et diffuseur », raconte Mohand Anemiche qui cite une star de l'époque, Slimane Azem. « J'ai vendu 100 000 cassettes audio ! Les artistes venaient de tout le Maghreb. Nous étions cinq ou six, sur la place de Paris, à faire un travail correct. »
Près de trente ans ont passé, ce retraité de 64 ans s'est fixé une mission de sauvegarde d'un patrimoine menacé par l'oubli. Après l'ouverture de la bande FM aux radios libres, des stations communautaires voient le jour mais les artistes des années 1960 et 1970 sont passés de mode.
La déferlante de la World music assure désormais le triomphe de chanteurs comme Khaled. Pour le passionné de chanson traditionnelle, « ces musiques à danser ne savent plus raconter de vraies histoires ».
Mohand Anemiche s'est marié à 40 ans, a eu trois enfants qui vivent encore sous son toit, en Seine-Saint-Denis. « Ils écoutent Idir qui chante la France des couleurs. L'époque, c'est le multiculturel. Quand j'étais jeune, ce n'était pas ma préoccupation. Je me sentais Français sans états d'âme et ce qui me rattachait au pays, c'était cette tradition de magnifiques chanteurs et chanteuses. »
Mohand a décoré son bureau, à deux pas de la basilique Saint-Denis, de ces stars photographiées façon Harcourt. Mohand est nostalgique d'une époque, mais pas de son Algérie natale où il se sent aujourd'hui un peu « étranger ». Au bout de dix jours là-bas, il n'a qu'une hâte, revenir ici.
Les années 1970 de Fatema Hal, venue du Maroc
« On transmet une culture »
Elle aime les soirées de Ramadan. Après la rupture du jeûne, la grande salle de son restaurant se remplit d'une foule bruyante. Des tablées où se côtoient hommes et femmes, musulmans et non musulmans, amateurs de vin ou de thé. « On regarde toujours les échecs de l'intégration. Moi, je perçois une jeunesse qui ose fêter le Ramadan tout en aimant se mélanger. Des jeunes qui ont les moyens d'aller au restaurant parce qu'ils travaillent et réussissent dans la vie. »
L'observatrice qui s'exprime ainsi s'appelle Fatema Hal. Depuis plus de vingt ans, elle tient l'une des plus fameuses adresses de la gastronomie marocaine à Paris, le Mansouria, à mi-chemin entre les places de la Nation et de la Bastille. Ambassadrice des traditions culinaires maghrébines, Fatema Hal a publié de nombreux livres de recettes collectées sur le terrain et lancé une ligne de produits sous son nom.
Rien ne destinait pourtant la petite fille née à Oujda en 1952 à une telle carrière. Sa mère, veuve, élève seule ses trois enfants et vend des tissus. À 17 ans, elle se marie avec un Franco-Algérien. La voilà en Seine-Saint-Denis où elle met au monde trois enfants.
Mais Fatema Hal est un esprit libre, une personnalité vite repérée dans le monde associatif. Elle participe aux réunions de quartiers, intervient comme interprète dans les hôpitaux. En 1975, elle s'inscrit à l'université de Paris VIII en littérature arabe puis en ethnologie. Elle rejoint ensuite l'agence de développement des relations interculturelles où elle est chargée d'un programme pour les femmes de l'immigration.
En ces années 1970, la France prend la mesure d'une installation durable de populations issue d'autres continents. France 3 lance la première émission consacrée à la diversité culturelle, « Mosaïque ». Les figures de l'immigration ne vont pas tarder à apparaître sur la scène politique. Fatema Hal a failli en être. En 1983, elle entre comme conseillère au cabinet d'Yvette Roudy, ministre des droits de la femme.
Mais l'expérience n'aura pas de lendemain. De toutes ces années d'engagements, Fatema Hal sort un peu désabusée et sans un sou. Divorcée, la jeune femme a récupéré ses enfants qu'elle élève seule. « Je n'avais plus de quoi payer mon loyer. J'ai lancé mon restaurant. Un jésuite introduit dans les milieux culturels m'a ouvert son carnet d'adresses. J'ai vendu des "repas à l'avance" à des personnes prêtes à me suivre. En 1991, je recevais une première distinction. »
Fatema Hal a continué d'organiser des stages culinaires pour les femmes des banlieues et n'a jamais regretté d'avoir abandonné les institutions pour la restauration. « Faire de la cuisine, se défend-elle, c'est un acte politique. On transmet une culture. J'ai le sentiment de faire plus ici pour rapprocher les peuples que bien des politiques. »
Les années 1990 de Najet Smida, venue de Tunisie
« À la recherche de ma double identité »
La madeleine de Najet Smida a un parfum de coquelicot. Elle sourit au souvenir de ce champ écarlate ondulant sous le vent, près de Kalaat Senan, dans un village tunisien, à la frontière algérienne, où elle a vu le jour en 1972. C'était au printemps. Une saison que la jeune femme partie en France à l'âge de 5 ans avait oubliée.
« Ce pays n'était pour moi qu'une terre aride où je retournais chaque été en famille, raconte-t-elle. Un calvaire ! Durant deux mois, je m'enfermais dans ma chambre avec mes livres. » Jusqu'à ce voyage de la réconciliation. Elle a alors 24 ans et vient d'obtenir la nationalité française. Un « moment dur » pour son père qui la voit « échapper » à sa culture et la supplie de l'accompagner. Najet y va à reculons, mais ne le regrettera pas : « Ce printemps-là, j'ai réintégré mon identité. »
Près de vingt ans plus tôt, en 1977, Najet embarquait avec sa mère à Tunis pour retrouver un père, ouvrier fondeur dans l'Ain. L'aînée d'une fratrie qui va compter huit enfants grandit vite. « Mes parents ne parlaient que l'arabe dialectal, j'ai été responsabilisée très tôt. » Elle hérite d'une double éducation, « traditionnelle à la maison » où la figure paternelle est l'axe central.
Et à l'école, où elle se « construit socialement ». Najet passe sa scolarité dans des établissements fréquentés par les classes moyennes où la jeune Maghrébine au teint mat se demande pourquoi elle porte ce prénom. « Une question que n'a pas dû se poser mon frère, qui a seize ans de moins que moi. Lui retrouvait des Ahmed et des Samira dans ses livres d'école, ce qui était impensable à mon époque. »
Même si Najet estime avoir été davantage confrontée « à la différence sociale qu'au racisme », tout ne fut pas rose. Comme cette année de seconde, à la fin des années 1980. « Un groupe de skinheads m'a prise pour souffre-douleur. Ils avaient tellement de haine. C'était une grande souffrance, au moment où le Front national s'imposait sur la scène politique. »
Happée par le droit, l'étudiante brillante devient avocate. Elle prête serment au barreau de Tunis, l'année qui suit son voyage dans son pays natal, puis à Lyon. Avant de faire l'expérience de la discrimination, même si elle refuse de mettre sur le dos du racisme ordinaire les 150 lettres de refus des cabinets d'avocats où elle a postulé. Lettres précieusement archivées dans le cabinet qu'elle finit par créer à Vaulx-en-Velin.
Elle a aussi exercé dans cette banlieue lyonnaise un mandat de conseillère municipale socialiste. « Ma part de souveraineté sur ce pays », justifie-t-elle. Car Najet Smida, qui, adolescente, ne se sentait « ni française, ni arabe », dit avoir « résorbé » sa « schizophrénie ». Et se sentir « profondément » l'une et l'autre.
Son père a toujours « entretenu le mythe du retour » et continué de construire sa maison en Tunisie. « Il s'est rendu compte récemment que ses enfants et petits-enfants n'avaient aucune intention de partir. » Depuis, il a commencé à apprendre la langue française. À près de 60 ans.
Source : La Croix