jeudi 26 décembre 2024 23:00

Michel Agier : «Les migrants sont otages de la campagne électorale»

Pour l’anthropologue, l’évacuation de la «jungle» ne fait pas une politique migratoire, et encore moins d’accueil. Il tente de redéfinir les notions de migrants, de réfugiés ou de travailleurs immigrés, et analyse notre regard sur «eux».

Michel Agier : «Les migrants sont otages de la campagne électorale»

Dans son dernier livre, les Migrants et nous - comprendre Babel (CNRS Editions), véritable manifeste sur la cause des migrants, Michel Agier, qui étudie la question des camps et des réfugiés depuis plus de quinze ans, se révèle aussi un observateur des sociétés qui «accueillent» les migrants. De façon scientifique et dépassionnée, l’anthropologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)  tente de redéfinir les notions de migrants, de réfugiés ou de travailleurs immigrés, et analyse notre regard sur «eux». Un regard qui les transforme souvent en errants, parias ou métèques. Ces outsiders annoncent pourtant un monde qui vient, mondialisé et ultra-mobile. L’anthropologue lance des pistes pour une nouvelle «condition cosmopolite».

Comment interprétez-vous le démantèlement de la jungle de Calais ?

Il s’agit manifestement d’une opération électorale. Il y a une volonté d’offrir le spectacle de ce qu’en Afrique on appelle «un déguerpissement». François Hollande l’a annoncé il y a quinze jours, et le but est sans doute une photo du chef de l’Etat devant la jungle rasée. On ne comprend pas bien cette politique très confuse. En avril 2015, c’est l’Etat, avec la maire de Calais, qui a décidé le regroupement des migrants sur ce site à 7 kilomètres de la ville, puis l’a laissé à l’abandon. Aujourd’hui, il ne trouve rien d’autre qu’une réponse sécuritaire mise en spectacle, comme si l’on voulait répéter indéfiniment la scène de l’expulsion comme preuve d’un Etat fort. Loin des associations locales qui travaillent depuis des années avec les migrants. Ce sont des associations européennes, en plus des associations locales, qui ont permis que les conditions soient un peu plus vivables. Alors que ces organisations proposaient des solutions depuis un an et demi sans jamais être écoutées, d’un coup, tout a dû être réglé en une semaine dans la précipitation et sans véritable coopération avec le milieu associatif. Tout cela ne fait pas une politique migratoire, encore moins une politique d’accueil. Simplement, les migrants sont les otages de la campagne électorale.

Vous évoquez un traitement très différent en Allemagne ?

Non seulement le discours politique d’Angela Merkel a été beaucoup plus courageux, mais en plus le gouvernement travaille en étroite collaboration avec les associations : cela change tout, la qualité de l’accueil y gagne beaucoup. Et même si le nombre d’arrivants est bien supérieur, sans comparaison avec celui de la France, les conditions restent humaines et dignes. C’est dommage car en France le milieu associatif est aussi très motivé mais il se sent écarté. Ce gouvernement n’a pas de véritable lien avec lui, il s’en méfie, il est en rupture avec ce qu’on appelle la «société civile», ce qui est quand même paradoxal pour un gouvernement de gauche.

Que vont devenir les migrants évacués vers les centres d’accueil et d’orientation ?

Ils ont, pour la plupart, connu des parcours très longs et très difficiles. Pour les deux premiers jours du démantèlement au moins, on a vu le calme de ceux qui sont partis, des Soudanais et des Erythréens, en particulier, qui a correspondu à une certaine attente, à un espoir d’être au chaud pour quelques jours. Ils ont pu se sentir rassurés d’être enfin accueillis, l’hiver approche et ils ne veulent plus avoir froid ou faim. La plupart pensent qu’ils vont être mieux reçus qu’à Calais. Même s’ils repartent ensuite, ils auront eu le temps de se reposer un peu, de reprendre des forces. Pourront-ils bénéficier de l’asile comme on leur laisse croire ? Ou seront-ils «dublinés», c’est-à-dire renvoyés de force dans le premier pays par lequel ils sont arrivés en Europe ? Pour ceux qui sont en migration des fois depuis plusieurs années, tout répit est bon à prendre. Ils sont habitués non seulement à la précarité mais aussi à une incertitude quasi permanente. A vivre dans un entre-deux. Plus qu’entre deux mondes, dans les interstices du monde. Ils vivent dans un court terme depuis trop longtemps et sont habitués à des désillusions. La principale désillusion, pour les Afghans, en particulier, qui ont des relations en Grande-Bretagne, c’est d’être refoulés lors de la toute dernière étape avant ce qui est pour eux le but de ce voyage. Ceux-là auront aussi quitté le camp mais pour aller ailleurs, probablement dans la région, mais ils ne renonceront pas à leur projet, pas dans ces conditions. En somme, que les migrants soient allés dans les centres d’accueil et d’orientation ou non, l’évacuation les fait tous entrer dans une nouvelle phase d’incertitude.

Vous racontez dans votre livre combien les migrations ont changé en période de mondialisation. Surtout, vous expliquez qu’aujourd’hui les migrations ne sont plus politiques mais singulières.

En fait, je dis que leur signification politique n’est généralement plus perçue, même souvent par celles et ceux qui viennent en aide aux migrants. Je me suis interrogé sur ce qu’est la cause des migrants en France, en Europe. L’une des manières de s’engager consiste à s’attacher aux récits singuliers de chacune des personnes en migration. C’est vrai que chaque histoire est singulière. Mais la limite de cet engagement-là, c’est de ne pas voir les raisons politiques ou «géopolitiques» que portent les migrants eux-mêmes. Et ils ont beaucoup de choses à dire sur les conflits et les crises politiques des régions d’où ils viennent et sur la responsabilité des pays européens dans ces crises qui les chassent. Mais cela reste inaudible.

Vous distinguez trois motivations principales à la solidarité : l’humanitaire, la ressemblance et, enfin, la différence.

On peut aider les migrants au nom de leur souffrance. C’est alors l’émotion face à la victime qui domine, même si les personnes qui sont là se voient-elles comme des héros et héroïnes, des aventuriers, et n’aiment pas être traitées en victimes. En outre, cette cause humanitaire peut très bien être récupérée à d’autres fins, comme on le voit avec l’évacuation du camp de Calais où l’on a bien compris que la justification humanitaire n’est, pour l’Etat, qu’un prétexte au déguerpissement. On peut aussi vouloir aider les migrants parce qu’on pense qu’il y a une identification entre ce qu’ils vivent et ceux que des membres de notre famille ont déjà vécu. Ou, au contraire, parce qu’ils incarnent une différence culturelle dont nous avons besoin pour nous penser nous-mêmes.

Vous parlez de la relation entre le «eux» (les migrants) et le «nous».

Je présente et discute ces différentes «causes des migrants» tout en mettant en avant le besoin de se décentrer pour mieux voir que ce que nous vivons là, ce sont des situations de frontières, culturelles, sociales, etc. Elles nous changent mais elles changent encore plus les personnes qui vivent là sur ces lieux-frontières. Elles se définissent par la frontière : ce sont des hommes-frontières et des femmes-frontières. Il suffit d’avoir fréquenté des lieux comme le camp bidonville de Calais et ceux qui l’habitent pour rencontrer des gens qui sont très conscients de la situation, qui peuvent vous faire des analyses très raisonnées de la politique européenne ou française, qui cohabitent avec près d’une vingtaine d’autres nationalités de migrants et de très nombreux Européens - journalistes, associatifs.

Vous donnez dans votre ouvrage une lecture décalée du mythe de Babel. Finalement, la diversité (ou la multiplication des frontières) est une chance…

C’est une des leçons qu’on peut tirer d’une expérience comme celle du bidonville de Calais dont on parle souvent en terme d’indignité - et c’est vrai que les conditions y étaient d’une grande précarité matérielle - mais qui a été aussi un lieu de découvertes, de conversations, de traductions, de constructions, de part et d’autre. Cela donne une autre image de Babel. En effet, pas celle du chaos ou de la cacophonie, comme on le perçoit de l’extérieur, mais un lieu d’apprentissage de la diversité, un lieu où l’on découvre que l’on vit, en fait, dans un monde plein de frontières, frontières. C’est plutôt cela le monde qui vient et dont les migrants nous informent, un monde dont les habitants sont tous de plus en plus mobiles, et où les identités et les cultures sont bien plus flexibles et changeantes qu’on ne le croit.

28 octobre 2016, Catherine Calvet

Source: Libération

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