Confrontée depuis plusieurs mois à un flux migratoire massif en Méditerranée orientale et à la difficulté d’y répondre, l’Union européenne a signé avec la Turquie, dans l’urgence, l’accord du 18 mars 2016 que nous avions qualifié dans notre numéro d’avril « d’accord de la honte » en raison des échanges de populations qu’il organisait. La signature de cet accord a suscité polémiques et inquiétudes, liées à la crainte d’une remise en cause du droit d’asile et aux concessions faites à une Turquie en position de force. Sept mois après son entrée en vigueur, quel bilan peut-on dresser de cet accord ?
À titre de rappel, les termes de l’accord étaient les suivants :
– Le renvoi vers la Turquie, à compter du 20 mars 2016, de tous les migrants entrés illégalement sur le territoire grec qui ne demandaient pas asile ou ceux dont la demande serait jugée irrecevable en Grèce.
– Le « deal du 1 pour 1 » : pour chaque Syrien renvoyé en Turquie, un Syrien de la Turquie pourrait être réinstallé dans un pays de l’Union européenne (dans la limite d’un plafond de 72 000 personnes).
– Le versement d’une aide financière de l’UE à la Turquie de 6 milliards d’euros en deux temps : 3 milliards d’euros (1 milliard d’euros provenant du budget de l’UE et 2 milliards d’euros versés par les États membres) destinés à faciliter l’accueil des réfugiés, sur la base de projets conjointement définis, puis, une fois ces ressources intégralement affectées et sous réserve du respect de l’ensemble des engagements précités, un versement supplémentaire de 3 milliards devait avoir lieu.
À titre de contreparties politiques, la libéralisation des visas pour les ressortissants turcs vers les pays membres de l’UE et la relance des négociations concernant l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.
Sept mois après la signature de l’accord, quel bilan peut-on en tirer ?
S’agissant des flux migratoires vers l’Europe et de l’accueil des réfugiés
L’accord a clairement atteint son objectif puisque les flux de migrants au départ de la Turquie ont nettement diminué. En 2015, ils étaient plus d’un million à avoir rejoint l’Europe par la mer, alors que de janvier à juillet 2016, ils n’étaient plus que 250.000 selon le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
Selon la Commission Européenne, depuis le mois de juin, 47 personnes arrivent en moyenne chaque jour sur les côtes grecques, contre plus de 1.700 le mois précédant la mise en œuvre de l’accord.
Néanmoins, le dispositif de renvoi s’avère difficile à mettre en œuvre : selon la Mission d’information au Sénat sur la position de la France à l’égard de cet accord, alors que 20.000 migrants seraient arrivés irrégulièrement depuis le 20 mars, seuls 633 ont fait l’objet d’un renvoi vers la Turquie au 7 octobre.
Ces chiffres sont liés au retard dans le traitement des demandes d’asile par les services grecs, sur qui l’accord a fait peser une charge considérable. Les îles grecques ont besoin d’experts, d’interprètes, de médecins et de juristes. Ces difficultés conduisent au maintien dans les hotspots grecs de plus de 15 000 migrants dans des conditions matérielles précaires. La Commission européenne a ainsi dû fournir une aide financière d’urgence de 25 millions d’euros.
En outre, les réinstallations des migrants vers l’Europe restent insuffisantes : 1614 au 26 septembre, nombre modeste au regard des 72.000 envisagés par l’accord.
Enfin, la politique de fermeture et de contrôle renforcé des frontières pousse les réfugiés à prendre davantage de risques et à recourir à des passeurs. Selon l’OIM, on compte déjà plus de 3.000 personnes mortes ou disparues en mer pour les sept premiers mois de 2016, bien plus que les 1.917 morts pour la même période en 2015.
Par ailleurs, l’accord ne fait que déplacer le problème puisque les migrants ont davantage tendance à emprunter les routes de la Méditerranée centrale via la Libye où on enregistre encore près de 15.000 passages quotidiens.
S’agissant de l’affectation de l’aide européenne aux réfugiés de Turquie
Fin septembre 2016, 34 projets d’une valeur totale de 1.252 millions d’euros ont fait l’objet de contrats, dont 467 millions d’euros ont déjà été décaissés.
La Commission européenne a également signé deux conventions de subventions directes d’un montant de 600 millions d’euros pour aider les réfugiés syriens et leurs communautés d’accueil en Turquie dans les domaines de l’éducation et de la santé. Le montant total des fonds alloués aux réfugiés en Turquie sous forme d’actions humanitaires et non humanitaires s’élève désormais à 2.239 milliards d’euros.
Parmi les mesures tout à fait exceptionnelles destinées à remédier à cette crise migratoire sans précédent, il convient de mentionner le « filet de sécurité sociale d’urgence » programme d’aide de 350 millions d’euros sous forme de cartes bancaires créditées de 100 livres turques (30 euros) par mois pour aider les réfugiés les plus vulnérables dans leur quotidien.
Ces cartes bancaires devraient bénéficier à un million de réfugiés, et leur permettre d’acheter de la nourriture, des vêtements, de payer l’éducation de leurs enfants ou leur logement.
Ce programme d’aide sera mis en œuvre sous la supervision du Croissant-Rouge turc et du Programme alimentaire mondial (PAM), avec le soutien des autorités turques et notamment son ministère de la famille.
S’agissant de la libéralisation des visas
Le dialogue entre la Turquie et l’Union européenne se base sur une feuille de route détaillant les conditions que les États tiers doivent remplir, soit au total 72 critères.
Il reste plusieurs critères en suspens : la lutte contre la corruption, la protection des données, la coopération judiciaire, mais surtout la modification de la législation turque en matière de lutte contre le terrorisme.
En effet, l’Union européenne reproche à Ankara sa définition trop large du terrorisme favorisant la répression de l’opposition et la censure de la presse. Or, sur ce point, le Président turc a rappelé sa ferme intention de ne pas modifier la législation antiterroriste.
En conclusion, cet accord s’avère efficace en termes de dissuasion des flux migratoires et d’aide accordée par l’Union européenne aux réfugiés en Turquie, encore faut-il qu’il tienne dans sa durée. Or, les tensions entre les deux parties sont bien visibles concernant les contreparties promises par l’UE au régime turc qui menace régulièrement de laisser tomber l’accord s’il n’obtient pas gain de cause sur la libéralisation des visas.
8 novembre 2016, Sabine Schwartzmann
Source : aujourdhuilaturquie.com