Sophie Bava, anthropologue à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), fait partie des co-organisateurs du récent colloque sur le thème "Afrique(s) et radicalités religieuses". Elle a construit au gré de ses recherches une anthropologie religieuse de la mobilité, en croisant les migrations africaines et les dynamiques religieuses issues des mobilités entre l’Afrique subsaharienne et le monde arabe. Liens entre migration et religion, radicalités globales et ancrages locaux, autant de questions qui se posent aujourd'hui avec acuité, et sur lesquelles elle apporte son éclairage.
HuffPost Maroc: Au moment où le Maroc souhaite devenir un pays d'immigration, le lien entre migration et religion n'a été que peu soulevé et examiné. Quels rôles peuvent jouer les migrations dans la création d'un marché et d'une offre religieuse?
Sophie Bava: Ce que l'on voit généralement dans les routes de la migration, ce sont les migrants qui s'accrochent aux barrières et veulent traverser la Méditerranée, alors qu'il y a une réalité d'ancrage au Maroc. Dans cet ancrage, la question religieuse constitue un bagage très important avec lequel arrive le migrant, qui s'intensifie lors de la migration. La religion prend de plus en plus de place.
Prenons l'exemple du Maroc, un pays musulman avec très peu d'églises. On constate que les églises qui avaient fermé vers la fin du Protectorat continuaient de vivoter avec des Français ou des Espagnols installés au Maroc. Dans les années 1980, on a eu des étudiants qui arrivaient d'Afrique subsaharienne, notamment d'Afrique de l'Ouest, qui est un espace plutôt musulman. Par la suite, il y a eu des gens d'Afrique centrale, qui étaient chrétiens. On ne parlait pas à l'époque de migrants, mais d'étudiants, ce qui confortait l'idée que le Maroc n'accueillait que des élites. Mais il y avait déjà beaucoup de migrants, qui avaient un niveau d'études assez élevé.
Ces gens sont restés au Maroc, et ont non seulement redynamisé ces églises historiques, mais ont aussi créé leurs propres églises, que l'on appelait églises de transit, églises de passage ou églises informelles. Cela posait des problématiques très intéressantes, celle de la mobilité notamment, mais aussi celle des pasteurs autoproclamés. Vu qu'il n'y avait plus assez de leaders religieux officiels sur le marché, il y a eu des gens qui, soit par leurs antécédents, soit parce qu'ils sont issus de familles religieuses, ont repris la casquette de pasteur - ou d'imam, dans les communautés musulmanes - même sans formation, pour gérer une communauté religieuse d'itinérants. Ce qu'on constatait, c'est qu'à mesure que les gens arrivaient, un marché religieux se créait.
Les églises historiques du Maroc, qu'il s'agisse de l'église catholique ou de l'église protestante, ne comprenaient pas ce qui leur arrivait, et ont pris un temps de réflexion, car il faut du temps pour former ou recruter de nouveaux pasteurs ou de nouveaux prêtres. Les églises ont, par la suite, dû s'adapter à ces nouveaux fidèles qui arrivaient. Dans l'autre sens, il y avait des églises qui s'installaient un peu partout, et des leaders religieux qui devaient se former sur le tas et qui adaptaient une théologie de et dans la migration.
Vingt ans après, toutes les églises historiques fonctionnent à l'heure actuelle à plein temps, voire débordent durant les cultes, et les églises de maison existent toujours. En 2011, il y a eu l'expulsion de pasteurs accusés de prosélytisme. On voit donc qu'il y a une méfiance qui existe, mais qui est une méfiance naturelle, née de la nécessité de contrôler ce qui se fait en matière religieuse dans un pays où, finalement, la question religieuse peut très vite déborder dans les conflits quotidiens liés à l'identité et à la place du migrant. Donc, ce contrôle est nécessaire dans le jeu.
Les migrations produisent des effets sociologiques durables. Par quel processus en vient-on à des changements des pratiques religieuses, ou du moins, à l'intégration de nouvelles pratiques religieuses au niveau local?
Globalement, le rite catholique est un peu le même partout, parce qu'il y a une hiérarchie religieuse qui le contrôle. En revanche, en dehors de la prière, beaucoup de choses ont fini par changer: il y a eu des groupes de chorale qui sont arrivés dans les églises catholiques, qui chantaient dans les dialectes locaux du Cameroun ou du Congo. Si le texte est le même, il y a eu des adaptations autour. Si la liturgie reste assez classique, il y a un ensemble de rituels qui ont changé. L'église a changé et s'est adaptée, idem pour le discours du prêtre ou de l'évêque.
Dans l'église protestante historique, on assiste à une adaptation encore plus visible. C'est le terrain qui va faire en sorte que les pasteurs s'adaptent à la nouvelle demande des fidèles en matière religieuse, et donc travailler sur une symbolique de l'exil qui fasse miroir à leurs parcours. Certains pasteurs ont quasiment construit une théologie de migration, qui essaie d'adapter des éléments culturels des pays d'où sont issus les migrants, tout en introduisant une logique qui est aussi celle du pays d'accueil, c'est-à-dire le Maroc, notamment au sujet de la place des migrants ici.
Parce que d'un autre côté, il y avait une autre théologie, dans les églises de maison - pas toutes, je tiens à préciser. Désireux d'avoir plus de fidèles, des pasteurs autoproclamés adoptaient un discours de croisade, disant que cette société ne veut pas de nous, que les musulmans ne nous aiment pas, que nous sommes là pour montrer que le christianisme existe. C'est une logique un peu plus guerrière, que l'on retrouve aussi dans des discours d'imams radicaux en Occident.
Donc, il y a des logiques plus radicales, et des logiques qui se sont composées en essayant de prendre en compte des éléments culturels des pays d'origine des fidèles, ainsi que des éléments du Maroc, et ont cherché à proposer un projet dans les cultes, qui est aussi bien un projet théologique qu'un projet de fidèle, qui a une route à faire et qui s'est arrêté au Maroc. Cette théologie vise plutôt à une pacification des rapports, puisqu'elle prône au contraire l'importance de l'interreligieux. Il s'agit d'une théologie ouverte, qui pose aussi la question de ce que peuvent questionner les migrations et la question de la pluralité religieuse, qui ne se pose pas que pour les migrants.
Les migrations peuvent-elles produire les mêmes effets sur le culte musulman, notamment le rite Tijani, qui est porteur d'un ensemble de pratiques comme le pèlerinage qui, peut-on dire, en posent déjà les bases?
Je pense que les confréries ont su gérer, depuis longtemps, la question de l'intégration des spécificités locales qu'amène le migrant, ainsi que l'importation de pratiques de différentes zaouias, et ont intégré ces spécificités culturelles, vu que les leaders des confréries sont des gens qui se déplacent beaucoup. Si l'on parle de la Tijanyya, les liens entre l'Afrique de l'Ouest et le Maroc n'ont jamais été coupés. Il y a toujours eu des circulations, tout comme il y a toujours eu un accueil de la Zaouia Tijanyya.
Les leaders religieux de la Tijanyya fassie ont eu des parcours de vie et d'apprentissage en Afrique de l'Ouest, et ont organisé des tournées. Inversement, les tijanes d'Afrique de l'ouest viennent fréquemment à Fès. Une circulation s'est toujours faite, ceci, en plus du fait que Fès est aussi une base entre l'Europe et l'Afrique. Les chefs religieux soufis ont toujours fait cela, vu que la mondialisation est déjà intégrée dans l'organisation même de la confrérie. Les fidèles ont une base qui pourra les accueillir où qu'ils soient. Ce modèle fonctionne plutôt bien, et les confréries ont toujours accompagné les migrations.
Mais la migration a aussi accéléré le processus de la mobilité religieuse. Le fait que les gens migrent fait revenir dans leurs pays d'origine d'autres problématiques, notamment celle liée à la pluralité religieuse. Le migrant rencontre sur son chemin d'autres formes d'islam, d'autres formes de christianisme, et revient donc avec de nouveaux ingrédients qui, parfois, sont introduits dans les Zaouias ou les églises du pays dont il est originaire. Vu qu'on est aujourd'hui dans une mobilité qui essaie d'être maîtrisée par le sécuritaire, on a toujours tendance à confondre la mobilité des gens avec la migration des discours radicaux. Ce qu'on oublie, c'est que les migrations permettent aussi la construction de discours qui, au contraire, sont plus dans la pluralité et l'interreligieux.
Justement, puisque l'on parle de radicalisation, le discours actuel la dépeint comme une phénomène uniforme et global. Ne s'agirait-il pas plutôt d'une illusion d'optique due à la mobilité religieuse? Et les différentes formes de radicalité ont-elles un ancrage local, et des raisons identitaires et politiques?
En effet, ces formes de radicalités globales ont des ancrages locaux. La manière dont on en parle en Europe ne peut être la même qu'ici au Maroc, pas plus qu'en Afrique subsaharienne, puisque ces radicalités s'appuient sur des mythologies locales. Si, en effet, certains mouvements radicaux peuvent être coordonnés quand il y a des leaders et de grands moyens, il y a aussi beaucoup de petits mouvements qui arrivent par le bas, qui sont liés à des frustrations, ce qui est le cas de jeunes qui reviennent dans leur pays après avoir fait des études dans le monde arabe et qui ne trouvent pas de travail.
Ce qui revient toujours au premier plan, ce sont des histoires de luttes contre des dominations existantes, qu'il s'agisse de la domination coloniale ou de la domination de l'Occident, qui n'a pas donné sa place à l'islam. Ces radicalités viennent donc s'ancrer sur des histoires plus anciennes, sur des mythologies comme celle de Usman dan Fodio. Les mythologies vont appuyer toutes ces résistances, en puisant dans une histoire plus ancienne où, effectivement, il y a eu lutte par la religion contre des formes de domination. Cela a toujours existé, et la religion peut servir des causes et des luttes économiques ou politiques.
Dans la région du lac Tchad, ce sont des questions des matières premières qui vont faire que les gens soient dépossédés, et que la religion soit utilisée pour réclamer leurs droits, pour lutter contre des formes de domination, pour réclamer une place et une identité. Ce sont des causes qui peuvent se confondre par moments, dans un modèle de discours global, où l'on aurait l'impression qu'il n'y a qu'un seul leader, et des tas de petits phénomènes radicaux et d'organisations radicales, mais il y a vraiment des spécificités locales.
Pour essayer de comprendre comment s'est mise en place une organisation radicale et comment lutter contre cela, il faut essayer de comprendre aussi toutes les histoires locales comme le dit mon collègue Bakary Sambe, directeur du Timbuktu Institute au Sénégal.
19/12/2016, Réda Zaireg
Source : huffpostmaghreb.com