Le 22 octobre, «Libé» montait dans un car pour Gelos, près de Pau, avec 40 personnes évacuées de la «jungle» de Calais. Deux mois plus tard, retour dans le village à la longue tradition d’accueil. Avant même d’avoir une réponse à leur demande d’asile, les migrants sont sous pression pour quitter la France avec une aide.
Rude retour au réel. Ils rêvent de France, et l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) leur parle de retour au pays. A Gelos, dans les Pyrénées-Atlantiques, deux mois après leur arrivée dans le Centre d’accueil et d’orientation (CAO), les expulsés de la «jungle» de Calais ont repris des forces et des joues et ont perdu leur air hagard, né de la fatigue et du froid. Mais cet après-midi-là de décembre, ni sourires, ni blagues, ni visites au village, ni cours de musculation à Pau. Dans la salle à manger, il n’y a pas d’autre bruit que la voix du fonctionnaire, et le bourdonnement des traductions, en arabe pour les Soudanais, majoritaires ici, en anglais pour les autres. Le fonctionnaire de Bordeaux, essaie d’arrondir les angles : «J’espère que vous tous, ici, vous pourrez avoir le droit d’asile. Mais si vous êtes déboutés, vous pouvez, si vous le souhaitez, entrer dans un dispositif pour une installation durable dans votre pays. C’est un droit qui vous est octroyé.»
Et d’en détailler les avantages. Une aide financière «en espèces» (sa voix souligne le mot) avant de monter dans l’avion. Avec un bonus si la demande est déposée avant le 30 décembre : au lieu des 650 euros habituels, 2 000 pour les Afghans et les Irakiens, 2 500 pour les Erythréens, Soudanais et Ethiopiens. A quelques jours de cette échéance, les travailleurs sociaux de l’Isard COS, l’association gestionnaire du lieu, avaient tiqué : aucune des procédures d’asile que chacun a engagée n’aurait le temps d’aller à son terme. C’était donc brandir une carotte financière pour leur faire quitter la France le plus vite possible, sans tenir compte de toutes les possibilités de recours.
«Dire la vérité»
Au moment de la rencontre avec le fonctionnaire de l’Ofii, en décembre, deux migrants ont déjà reçu un avis négatif de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra). Ils ont fait appel. Ils n’ont pas le moral, et cette réunion en rajoute une louche. Des mains se lèvent. Youssef Barkouch, 18 ans, traducteur improvisé qui fait son service civique, transmet l’inquiétude générale : «Ils ne comprennent pas pourquoi on leur parle de retour au pays alors qu’ils veulent tous continuer leurs démarches pour leurs papiers.» «Je suis venu pour vous dire la vérité, rétorque l’homme de l’Ofii. Effectivement, pour certains, il y aura obtention du statut de réfugié. Mais pour les autres, ce sera le refus et l’absence d’autorisation de séjourner en France.» Il détaille les risques que courent les sans-papiers : arrestation, centre de rétention, expulsion. «Quand on rentre avec l’aide au retour, on arrive dans son pays librement. Quand on est expulsé, on est accompagné pendant le voyage par des policiers français et on est remis aux policiers du pays à l’arrivée.» La salle est comme tétanisée. Les hommes s’éclipsent.
Daniel, ancien militaire érythréen qui a fui la dictature, s’indigne. «A Calais, l’Etat français a promis qu’il donnerait l’asile à tous ceux qui iraient dans les CAO. Pourquoi change-t-il d’avis ? Si on me remet à la police de mon pays, je sais ce qu’il va m’arriver.» Il tend ses bras, mains croisées. Geste universel des menottes. Aziz le jovial, toujours souriant, toujours partant, est au bord des larmes : il avait un restaurant dans la jungle, le Welcome, et a décidé de faire confiance à l’Etat français. «Je me suis décidé en quelques minutes.» Il se sent trahi. Cet Afghan est menacé par les talibans car il a été guide pour des Français. Adam Idriss, un jeune Soudanais, attend que l’eau de la bouilloire chauffe. Machinalement, il détend les muscles de ses épaules pour tenter de chasser l’anxiété. Il vivait à la frontière du Soudan du Sud et du Soudan, a été arrêté par la police et s’est enfui. «Si j’y retourne…» Il passe son doigt sur sa gorge.
Des 40 personnes du bus parti de Calais le 22 octobre, un seul a quitté le centre, dès le lendemain de son arrivée. Mohamad s’inquiétait pour son frère mineur, qu’il voulait absolument rejoindre. Il n’est pas revenu. Les autres sont restés, malgré leurs réticences du début. Le CAO de Gelos est installé dans un ancien château, perdu dans la campagne, à six kilomètres de Pau. Les navettes promises par le préfet n’ont pas été mises en place : ce sont les bénévoles, nombreux (plus d’une centaine d’inscrits), qui les transbahutent jusqu’à la ville. La galère des déplacements est compensée par la chambre individuelle, les douches chaudes à volonté, la laverie… et l’inépuisable bonne volonté ambiante.
Tracteur et dreadlocks
Les Béarnais ne barguignent pas avec l’accueil, une tradition locale. «Les réfugiés, on connaît», s’exclame Roger Laborde, 75 ans, un berger qui vit sur les hauteurs, le visage tout en rides, tanné par le grand air. «Au château, il y avait les juifs pendant la guerre, ils étaient cachés par les religieuses. Les Allemands venaient acheter des bêtes chez nous, ils ont interrogé mon père. Il leur a répondu : "Ce sont des Alsaciens, des braves gens." Par la suite, il y a eu les tuberculeux, puis les accidentés du travail.» Et maintenant, ceux de Calais. «Ils ne me gênent pas. Heureusement qu’on a été avertis, ça aurait fait un peu bizarre de voir des gens noirs, on se serait posé des questions, mais sans plus», affirme-t-il. Ses moutons paissent sur les pelouses du domaine du CAO.
Ce matin-là, il est ravi de montrer à une petite poignée de Soudanais et d’Afghans la fabrication à l’ancienne de la tome de brebis. Youssef, un grand Soudanais, empoigne d’autorité la grande cuillère pour touiller le lait caillé et aider le vieil homme. Les réfugiés posent avec le chien, un imposant Patou des Pyrénées, devant le tracteur, et invitent Roger à les rejoindre pour la photo. Ce dernier demande des nouvelles de Fadol, un jeune Soudanais. Stupéfaction dans les rangs : comment le connaît-il ? Fadol a 25 ans, des petites dreadlocks, et il écoute du rap en permanence. «Il est venu avec sa boîte à musique garder les bêtes tout un après-midi avec moi», sourit le paysan. Hochements de tête, on comprend mieux : Fadol est vacher dans son pays d’origine.
«Toutes ces histoires de déplacés ont créé un mouvement citoyen», constate Jean, ancien PDG dans le bâtiment, aujourd’hui à la retraite, qui occupe son temps libre avec un atelier de menuiserie. «On a mis devant nous des personnes dont il fallait s’occuper et nous avons dit "OK, on y va." Ça n’a rien à voir avec un discours politique, c’est le fond du cœur des gens.» Frya, un Kurde d’Irak qui a fui l’Etat islamique et a vu de près leurs exactions, travaille avec lui cinq après-midi par semaine. Un moyen pour sortir de sa tristesse ce mosaïste de métier, qui restait souvent à l’écart.
«Ils vont lui manquer»
Beaucoup d’habitants ont décidé de s’engager après une réunion publique sur la venue des migrants. Elle avait été noyautée par le FN, «un gars qui n’est même pas du village», note un des bénévoles. Marie-Jo Villepontoux en garde un souvenir précis : «J’avais honte d’être française. J’ai entendu des choses comme : "Les réfugiés d’accord, mais pas des bougnouls."» L’électrochoc est violent. Paul Mirat, qui ne savait pas trop quoi penser de la crise des réfugiés, croise en sortant de la réunion des responsables d’Isard COS. «J’étais si révolté par ce que je venais d’entendre que je leur ai proposé mon aide. Je m’entendais prononcer les mots et je me demandais en même temps si j’étais sûr de moi», se marre-t-il. Il n’a aucun regret : «Je suis content de sentir battre le cœur de mes grands-parents en moi.» Ils avaient hébergé républicains espagnols et juifs dans leurs dépendances dans les années 30 et 40.
Pour le maire de Gelos, Pascal Mora, le FN a tenté de faire de sa commune une tribune : «Ils avaient distribué des tracts pour faire monter la pression, mais ça nous a soudés. Depuis, je n’ai pas reçu un mail de protestation, pas un.» Alicia Frithmann, l’adjointe chargée de l’accueil des migrants, pense désormais à leur avenir : «Ils appréhendent le refus de leur demande d’asile, c’est aussi une crainte des bénévoles.» Ces liens noués pourraient disparaître sur un claquement de doigts. Le maire le dit pour elle : «Ils vont lui manquer quand le centre va fermer.» C’est prévu pour le 1er avril.
Cyril Pierreval ne rêve pas : il est chef du service Demandes d’asile à l’Isard COS et s’inquiète. «Le délai est trop court pour les CAO. Ils ont tous été convoqués pour le début de leur procédure entre le 12 novembre et le 8 décembre, et ils ont vingt et un jours pour rédiger en français leur récit [sur lequel s’appuie l’Ofpra pour leur donner l’asile ou pas, ndlr]. Les demandes se font dans la précipitation. Un de nos gros soucis, c’est le manque d’interprètes de qualité», soupire-t-il. Julie Deshayes, coordinatrice, abonde : «Avec le budget prévu pour les renvoyer dans leur pays, on pourrait les aider à monter correctement leur demande d’asile.» Le ministère de l’Intérieur plaide l’indulgence pour un dispositif «mis en place dans des délais très brefs». Et s’insurge : «Il ne s’agit pas d’une prise en charge au rabais.» Selon lui, les CAO coûtent 10 euros de plus par jour et par personne que les centres habituels. Ce lundi, au bout du fil, les bénévoles de Gelos étaient soulagés : finalement, toutes les demandes ont bien pu être envoyées avant la fin de l’année.
3 janvier 2017, Stéphanie Maurice
Source : Libération