La logique d’accueil qui a prévalu en Europe durant des siècles est en train de se renverser, préviennent les deux philosophes dans un livre-enquête qui les a menés de la «jungle» de Calais au centre d’hébergement de migrants de Berlin.
Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc : «Cette politique de la peur marque la fin de l’hospitalité envers les migrants»
Depuis la crise des migrants, l’étranger est devenu un indésirable qu’il faut éloigner. Selon les philosophes Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, qui viennent de publier la Fin de l’hospitalité. Lampedusa, Lesbos, Calais… Jusqu’où irons-nous ? (Flammarion), nous sommes en train de transformer l’hôte en étranger. Pourtant, toutes les civilisations anciennes s’accordaient sur le point inverse : faire de l’étranger un hôte. Les deux auteurs racontent leur parcours à travers l’Europe, de la «jungle» de Calais au centre de réfugiés caché dans les hangars de l’aéroport de Tempelhof à Berlin. Ils y définissent les contours d’une hospitalité politique réaliste où l’Etat français devrait faire davantage confiance à la société civile sur cette question et traiter la crise à l’échelon local. Sans quoi, l’accueil des réfugiés risque de devenir insurmontable.
Un agriculteur de la vallée de la Roya, près de Nice, a comparu devant la justice la semaine dernière pour avoir aidé des migrants. Cette semaine, quatre autres militants ont été arrêtés. Comment analysez-vous ces poursuites alors que le «délit d’hospitalité» est une infraction abolie depuis 2012 ?
Fabienne Brugère : On recriminalise le «délit d’hospitalité» ou de «solidarité» comme si on ne pouvait plus s’en passer ! Quelle est la logique politique de ces cinq dernières années ? Une fois de plus, il semble ne pas y en avoir. Cette curieuse expression qui revient aujourd’hui dans la langue politique et juridique signifie que l’hospitalité est en passe de devenir un simple complément d’objet d’une appréciation négative, traduisible juridiquement, le délit. C’est une politique de la peur qui se met en place : gare à toi si tu aides un migrant, il pourrait t’en coûter devant les lois de la République. Il y a là la marque évidente d’une «fin de l’hospitalité». Le procès de Cédric Herrou [le procureur de Nice a requis huit mois de prison avec sursis à l’encontre de l’agriculteur pour avoir aidé des migrants érythréens, ndlr] ou d’autres est un épisode de plus dans une montée en puissance de la criminalisation des fraternités transfrontalières. Les droits humains sont effacés et les vies humaines ne peuvent plus loger que dans la norme de la nation. La terre n’appartient plus qu’aux nationaux. Pourtant, l’exercice d’une hospitalité politique n’empêche pas la protection des populations nationales.
Vous insistez dans votre livre sur le fait que le secours a remplacé l’accueil…
Guillaume Le Blanc : Nos sociétés ne parviennent plus qu’à agir à court terme, elles ne font que porter secours. Comme des pompiers. Nous sauvons des naufragés en Méditerranée, quand nous ne les laissons pas mourir. Mais accueillir suppose des dispositions à long terme.
Un peu comme à l’hôpital, dites-vous… pour définir le terme d’hospitalité ?
G.L.B. : Nous tenons beaucoup à cet aspect, à ce lien entre soin et vie. Une hospitalité peut se développer à partir d’un soin de l’autre, réfléchi politiquement et collectivement. L’hospitalité doit aussi être mise en place par un dispositif. Elle est laissée aujourd’hui le plus souvent à la décision individuelle, héroïque, d’ouvrir sa porte, de se montrer personnellement accueillant. Accueillir implique une politique, des dispositifs. Or, nous assistons aujourd’hui à un reflux vers le compassionnel, vers un traitement moral indispensable mais insuffisant car il ne peut remplacer l’impératif politique. Nous assistons à l’effacement de beaucoup de structures «hospitalières». Quand ces structures disparaissent, elles laissent place à des «jungles».
Justement, vous avez assisté au démantèlement de la «jungle» de Calais ?
G.L.B. : En passant du temps à Calais, durant l’été et toute la semaine précédant le démantèlement, nous avons réalisé à quel point la «jungle» était surtout une conséquence de ce qui n’avait pas été créé ou pérennisé auparavant pour l’accueil des réfugiés à Sangatte. Quand, en 1999, la Croix-Rouge crée un centre d’accueil humanitaire d’urgence, elle pose alors les termes de ce que pourrait être une politique d’accueil. Puis Nicolas Sarkozy a décidé de le supprimer en 2002. La mise en place d’une politique d’accueil semble soumise à un cycle à la Sisyphe : tout est toujours à recommencer. Les dispositifs se sont effondrés les uns après les autres sans qu’on n’en développe jamais un seul.
Le terme de démantèlement est étrange…
G.L.B. : Etymologiquement, cela signifie enlever le manteau, la protection de quelqu’un. C’est une rhétorique sécuritaire. Le seul maître mot des pouvoirs en place depuis les années 2000 semble être de rendre invisibles les migrants. Ce processus d’invisibilisation participe de ce que nous analysons comme une fin programmée de l’hospitalité. On le voit au travers de la fermeture de Sangatte, mais aussi lors de l’adoption en 2003 de Dublin II (règlement européen qui permet de retarder les demandes d’asile), qui marque un changement de modèle complet. Nous avons basculé du registre de l’accueil à celui du sécuritaire, où le «migrant» n’a pas le temps d’apparaître comme un demandeur d’asile qu’il est déjà de trop. La fin de l’hospitalité, c’est cela : la destruction programmée de toute politique d’accueil et l’avènement d’une société de la traçabilité des flux.
Pourtant, il y a une tradition de l’hospitalité dans les sociétés européennes…
F.B. : On retrouve la naissance de l’hospitalité dans la fiction d’Homère l’Odyssée. Au XVIIIe siècle, avec les Lumières, le concept devient politique. Avec Emmanuel Kant (notamment dans Vers la paix perpétuelle, 1795), on découvre que ce n’est pas une affaire philanthropique mais une norme juridique. Les gouvernants, et en particulier les régimes qui se revendiquent comme des républiques, doivent pouvoir penser une hospitalité politique et ainsi définir précisément ses conditions. Puis le XXe siècle se caractérise par des migrations forcées liées à des raisons politiques et de guerre, dont celles tragiques des juifs européens mais aussi des populations civiles espagnoles. Pour ces dernières, à partir de 1939, beaucoup d’entre eux, républicains pour la plupart, ont fui le régime franquiste dans une vague d’émigration. Si les destinations ont été variées, c’est la France qui a été la plus choisie. Enfin, l’une des dernières entreprises de solidarité de notre époque aura été l’opération Ile de lumière en 1979, du nom du bateau affrété à l’initiative d’intellectuels, qui servit d’hôpital et de refuge à des Cambodgiens et des Vietnamiens perdus en mer de Chine.
Qu’avons-nous retenu de tout cela ?
G.L.B. : Lorsqu’Emmanuel Kant écrit sur l’hospitalité, les Etats-nations sont en train de naître et l’argumentaire n’est pas celui de la fermeture des frontières. Jusqu’à Ernest Renan, la définition de la nation se stabilise et de devient toujours plus évidente. Mais aujourd’hui, plus personne ne sait précisément ce qu’est une nation. La seule façon de remplir ce signifiant est un nationalisme qui divise entre «nous» et les étrangers. On assiste à une fermeture européenne progressive à l’idée de l’étranger. Notre société surdramatise la question migratoire alors même qu’aujourd’hui, seulement 3 % de la population mondiale vit à l’extérieur de son pays. Et la majeure partie des migrations a lieu du Sud vers le Sud. Quand l’Europe a discuté de quotas lors de la «crise migratoire», il était alors question pour la France d’accueillir 20 000 étrangers. Cela représente moins d’un réfugié par commune.
La France semble faire triste figure dans la politique d’accueil des réfugiés en Europe…
G.L.B. : Elle se positionne difficilement dans le contexte européen, entre des pays du Sud qui sont confrontés directement à la migration et des pays du Nord qui annoncent de véritables politiques d’ouverture et d’accueil. Le discours officiel est très ambigu. D’un côté, on demande aux migrants de faire des demandes d’asile en déplorant la ruée vers la Grande-Bretagne, alors que de l’autre côté, l’accueil de ces demandeurs n’a jamais été aussi restreint. C’est pour cette raison que le terme de migrant pose problème. D’une part, parce qu’il est économique et ne relève pas de l’asile, et d’autre part, parce que l’individu est défini par la migration.
F.B. : Nous souhaitons dénoncer cette biopolitique qui traite les populations comme des flux et qui se désintéresse de ce que les demandeurs de refuge veulent, désirent, pensent.
Faut-il prendre exemple sur l’Allemagne ?
F.B. : Nous avons passé du temps au centre d’accueil de Tempelhof, à Berlin. Certes, ce centre est installé dans un hangar, il y fait froid. Qui plus est, ce lieu appartenait à une base aérienne du régime nazi. Mais des bus relient ce hangar à toutes les associations, des enfants vont à l’école. Des habitants viennent donner des cours de langue bénévolement. Cette base est un centre d’information et de mise en contact, avec un tissu social qui permet d’assumer l’accueil.
G.L.B. : Par ailleurs, en Allemagne, les temps d’attente pour l’obtention de papiers sont beaucoup moins longs, ce qui participe à l’intégration. Alors qu’en France, l’Etat devient structurellement malveillant face à des individus qui ont fait preuve d’une grande détermination et de courage avant d’arriver jusqu’à Calais. On les renvoie à un dédale juridique. Le migrant est ainsi condamné à l’attente.
F.B. : Ce temps d’attente est déterminant. Plus il est long, plus l’individu est condamné à la clandestinité, et plus sa capacité à devenir réfugié est compromise.
Face à cette question des migrants, manquons-nous de confiance en nous-mêmes, en notre société ?
F.B. : Les gouvernants n’osent même pas évoquer une hospitalité politique. En réponse, nous proposons un réalisme de l’hospitalité. Cela implique une collaboration de confiance entre gouvernants et gouvernés. L’Etat français devrait davantage faire confiance à sa société civile, lui donner la parole car elle est porteuse de solutions.
G.L.B. : C’est en regardant ce qui se passe à l’échelle locale que l’on peut en effet distinguer ce qui s’invente dans une société. Mais cette infrapolitique est freinée par l’Etat-nation, qui n’est pas le mieux placé pour répondre à ces nouveaux défis de la mondialisation.
15 janv 2017, Matsas. Flammarion
Source : Libération