Alors qu’une partie du monde s’indignait de l’interdiction d’entrée sur le territoire américain pour les ressortissants de sept pays «musulmans», un mouvement populaire a occupé ce week-end les aéroports et saisi la justice. Signe d’un pays où les clivages se creusent.
Pour Sarmad Assali, Américaine d’origine syrienne, samedi devait être un jour de joie. La joie des retrouvailles avec deux de ses frères, enfin autorisés à fouler le sol américain. Au terme de treize ans de procédure légale, les deux hommes, leurs femmes et leurs deux enfants avaient obtenu un visa, fin décembre, au titre du regroupement familial. Après un premier vol entre Beyrouth et Doha, les six Syriens ont décollé samedi pour Philadelphie. Tout était prêt pour les accueillir. Mais ce qui devait être l’ultime étape d’un interminable exode s’est brutalement transformé en impasse. Interpellés à leur arrivée, ils ont été expulsés quelques heures plus tard vers le Qatar, sans avoir pu parler à leur famille ou consulter un avocat : conséquence du décret anti-immigration de Donald Trump.
Signé vendredi au Pentagone, ce texte vise à empêcher «l’entrée de terroristes étrangers aux Etats-Unis». Il interdit pour quatre-vingt-dix jours l’entrée aux ressortissants de sept pays à majorité musulmane (Irak, Iran, Yémen, Libye, Syrie, Soudan et Somalie). Il suspend également pour quatre mois l’accueil de réfugiés et bannit jusqu’à nouvel ordre les réfugiés syriens. Vers 17 heures vendredi, le département de la Sécurité intérieure a ordonné aux agents d’immigration d’appliquer immédiatement les directives du Président. Point de départ d’un week-end chaotique aux Etats-Unis, mais aussi dans de nombreux aéroports à travers le monde.
«Muslim ban»
Dès vendredi soir, certains voyageurs sont placés en détention à leur arrivée. Deux Irakiens ayant travaillé pour le gouvernement américain en Irak - l’un était interprète pour l’armée - et détenteurs d’un visa en règle sont interpellés à l’aéroport JFK de New York. L’annonce de leur arrestation marque le début de la mobilisation des associations, dont la puissante ACLU, qui déposent dès samedi matin un recours en justice. La plainte dénonce l’application du décret à des personnes disposant de papiers d’immigration en règle. Tout au long de la journée de samedi, les arrestations s’enchaînent. Le profil des personnes détenues dénote souvent avec l’impératif de sécurité brandi par l’administration : à Washington, un couple d’Iraniens de 83 et 88 ans, tous deux résidents permanents, et un enfant iranien de 5 ans, bloqués pendant des heures ; à Dallas, deux grands-mères septuagénaires, une Soudanaise et une Iranienne. A l’étranger aussi, l’impact se fait sentir : au Caire, à Amsterdam, Paris ou Vienne, compagnies aériennes ou autorités locales refusent de laisser embarquer pour les Etats-Unis des ressortissants des sept pays concernés par le décret de Donald Trump. Nourrie par tous ces témoignages, la colère monte. Les associations appellent à manifester dans les aéroports, les réseaux sociaux relaient le message. Samedi après-midi, plusieurs milliers de personnes viennent crier leur dégoût et leur solidarité devant l’aéroport JFK. Ils réclament la libération des passagers retenus en vertu de ce «Muslim ban», ce décret anti-musulmans qui ne dit pas son nom.
De Washington à Los Angeles en passant par Dallas, Chicago ou Denver, des manifestations ont lieu dans de nombreux aéroports, où affluent des avocats spécialisés venus offrir leur aide aux voyageurs interpellés et à leurs proches. Samedi soir, coup de théâtre : une juge fédérale de New York saisie en urgence tranche en faveur des associations. Elle interdit au gouvernement d’expulser les passagers interpellés et détenus dans les aéroports, entre 100 et 200 selon les médias américains. «Nos tribunaux ont fonctionné comme ils le doivent, comme un rempart contre l’abus de pouvoir du gouvernement et les décrets et politiques anticonstitutionnels», se félicite le directeur exécutif de l’ACLU, Anthony Romero. Saluée par les manifestants à travers le pays, la décision de justice offre en principe un répit aux personnes arrêtées. Mais elle n’a, semble-t-il, pas été respectée partout. Entre samedi soir et dimanche midi, trois personnes au moins auraient ainsi été expulsées depuis JFK, selon un avocat chargé de leur défense. Quoi qu’il arrive, la portée de cet arrêt de la cour reste limitée. Tôt dimanche matin, le département de la Sécurité intérieure a d’ailleurs fait savoir qu’il se conformerait aux décisions de la justice mais continuerait à appliquer le décret signé par Donald Trump. En clair : le répit concerne uniquement les quelques centaines de voyageurs en règle arrêtés ce week-end. Les autres ressortissants des sept pays concernés, y compris détenteurs d’un visa, demeureraient interdits de séjour. Et se verraient refuser l’accès à tout vol à destination des Etats-Unis, à l’exception des résidents permanents, dont le dossier sera évalué au cas par cas.
Sur le fond, le décret de Donald Trump a peu de chances d’être jugé illégal, estime Jonathan Turley, professeur de droit à l’université George-Washington. «Le droit américain, dit-il, donne un pouvoir considérable» au président sur ce sujet. L’Immigration and Nationality Act de 1952 est explicite : «A chaque fois que le président juge que l’entrée de tout étranger ou catégorie d’étrangers aux Etats-Unis serait préjudiciable aux intérêts des Etats-Unis, il peut, par proclamation, et pour une période qu’il juge nécessaire, suspendre l’entrée de tout étranger ou toute catégorie d’étran gers.» Serein devant les caméras, Donald Trump a réaffirmé samedi après-midi que son décret ne visait pas les musulmans. Il a en outre assuré que tout se déroulait «fort bien» dans les aéroports et que son gouvernement était «totalement préparé».
Honte et courage
L’adoption du texte semble pourtant s’être faite dans la confusion. D’après une source sécuritaire jointe par le Washington Post, le décret a été rédigé à un «rythme effréné», sans coopération entre les différentes agences gouvernementales concernées, contrairement à la tradition. «Personne dans la communauté du contre-terrorisme n’a fait pression pour ce genre de mesures, confie cette source. Aucun d’entre nous n’a jamais demandé ça.»
Et pour cause : de nombreux spécialistes voient dans ce décret une mesure contre-productive, susceptible de nourrir la propagande des réseaux terroristes, à commencer par l’Etat islamique. La journaliste américaine Rukmini Callimachi, elle-même réfugiée d’origine roumaine, estime ainsi que le décret de Trump «a fait davantage pour convaincre le monde que nous sommes en guerre avec l’islam» que tous les magazines de propagande réunis. Sur son compte Twitter, elle publie d’ailleurs des captures d’écran de sites jihadistes évoquant déjà la décision du président américain. Pour Donald Trump, l’essentiel est ailleurs. Par ce décret, il envoie avant tout un message politique à sa base. Enfermés dans le fantasme d’une Amérique engagée dans une guerre de survie contre le terrorisme islamiste, les partisans du nouveau président attendaient de lui qu’il traduise en actes ses promesses de campagne. C’est désormais chose faite et ce n’est sans doute qu’un début. D’autant que Trump semble pouvoir compter sur la complicité tacite des élus républicains au Congrès, très peu nombreux à dénoncer ces mesures anti-immigration. Dans le camp démocrate, à l’inverse, ce décret exécutif a suscité des condamnations unanimes. Et parfois acerbes. «Le président Trump dirige notre pays en s’appuyant sur la peur plutôt que sur les faits. Il n’a aucune connaissance de nos valeurs et aucune intention de défendre notre Constitution, a taclé Seth Moulton, élu du Massachusetts au Congrès et ancien vétéran d’Irak. J’ai honte qu’il soit notre président.»
Un jour de honte mais aussi de solidarité. D’effroi mais également de courage et d’ardeur démocratique. Ce samedi, au neuvième jour de la présidence Trump, les Etats-Unis ont offert au monde deux visages diamétralement opposés. Côté pile, un pays rongé par la peur et le racisme, prêt à tourner le dos à un pan de son histoire au nom d’un pseudo-impératif de sécurité. Côté face, une nation humaniste viscéralement attachée à ses valeurs d’accueil, de mixité et de tolérance. Depuis des années, ces deux Amérique se côtoient sans guère se parler, cohabitent sans jamais donner l’impression de pouvoir se comprendre. Brûlante, la récente campagne électorale avait mis en lumière ces divisions. Mais rarement le fossé n’a semblé aussi profond, et les Américains aussi irréconciliables, que depuis vendredi soir.
30/1/2017, Frédéric Autran
Source : Libération