samedi 30 novembre 2024 01:32

À Marseille, un islam encore fragmenté

Capitale européenne de la culture en 2013, Marseille évolue rapidement mais le projet de Grande Mosquée, censée symboliser l’insertion de l’islam dans la ville, reste au point mort.

Derrière les grilles cadenassées, le terrain se cache, envahi par les herbes folles et même les carcasses de voitures. Situé sur le site des anciens abattoirs Saint-Louis, en plein cœur de ces quartiers Nord tant redoutés pour ses trafics et ses règlements de compte, c’est lui qui a été choisi par la mairie pour accueillir la future Grande Mosquée de Marseille. Mais ce lieu phare, attendu à la fois comme le symbole de l’insertion locale de l’islam par les politiques et comme « vitrine » par les musulmans eux-mêmes, tarde à sortir de terre. Pour l’heure, les porteurs du projet se battent surtout contre les squatteurs…

Le 20 mai 2010, pourtant, tout semblait sur les rails. La première pierre était posée en grande pompe par le maire (UMP) Jean-Claude Gaudin, à l’origine du bail emphytéotique signé en 2006, mais aussi par les présidents (PS) de la région, Michel Vauzelle, et du département, Jean-Noël Guérini… Les promesses de dons affluaient, en provenance de l’Algérie au premier chef, mais aussi du Maroc, du Qatar, de l’Arabie saoudite, et même d’Indonésie.

À tel point qu’au projet initial, consistant à « habiller » à la mode arabo-musulmane le bâtiment de 2 500 m2  existant, ses responsables avaient décidé d’en substituer un autre, prévoyant démolition et reconstruction d’un bâtiment orienté vers La Mecque, pouvant accueillir le double de fidèles, et comportant mezzanine pour les femmes, bibliothèque, cafétéria et salles de cours…

Tempête à l’association Mosquée de Marseille

Le tout pour 22 millions d’euros. « Certains pays auraient voulu prendre en charge la totalité, mais c’est nous qui avons décidé qu’aucun donateur n’apporterait plus de 20 % de l’ensemble », assure un membre de l’association. Seule la présence plus que « visible » de l’Algérie lors de cette cérémonie – son ambassadeur était le seul diplomate étranger présent – avait fait tousser quelques-uns des invités présents…

Le ciment était à peine sec que, à l’issue d’une assemblée générale mouvementée, le secrétaire général de l’association Mosquée de Marseille, Abderrahmane Ghoul, Algérien lui-même, renversait son compatriote et ami Nourredine Cheikh.

Officiellement, il dénonçait le « manque de transparence » de ce dernier, les décisions prises « directement depuis le consulat algérien », tout en jurant se situer dans « sa continuité ». En pratique, il estimait surtout, en tant qu’initiateur du projet et alors que celui-ci se concrétisait enfin, que le poste de président lui revenait de droit…

Travaux d’infrastructure

Depuis, les versions divergent mais une chose est sûre, la situation est bloquée. La nomination comme trésorière de Fatima Orsatelli, à la fois marocaine et conseillère régionale élue sur la liste du PS, n’a pas fait que des heureux. « La mairie et l’Algérie se sont senties trahies », avancent les uns. Le vice-consul d’Algérie déclarait vendredi 18 janvier à La Provence : « Tant qu’il n’y aura pas plus de clarté dans l’association, nous ne pourrons pas collaborer »… 

 « Seuls les recours déposés contre le permis de construire nous ont empêchés d’avancer », rétorquent Abderrahmane Ghoul et Fatima Orsatelli. « Depuis sa validation en juin, nous sommes sortis du coma juridique. Les contacts ont été repris avec les ambassadeurs et le projet va redémarrer. » 

Avec les derniers fonds dont l’association dispose, et alors que leur mandat arrive à échéance en juin, tous deux souhaitent lancer symboliquement les travaux « d’infrastructure » – la « clôture du site » notamment – pour déclencher les dons.

Paradoxes de la « laïcité à la française »

Pourquoi Marseille, où vivraient environ 200 000 musulmans, est-elle toujours privée d’un édifice en débat depuis 1937 ? « Une Grande Mosquée ? Je suis pour, mais à Marrakech », répétait encore Jean-Claude Gaudin en 1995, en pleine campagne pour les élections municipales et un an après l’inauguration de celle de Lyon. Depuis 2001, son équipe n’a pas ménagé ses efforts, mais l’implication personnelle du maire dans le dossier est parfois mise en doute.

 « Il aurait dû empêcher le changement à la tête de l’association », estime ainsi Abdessalem Souiki, imam de la petite mosquée An Nour. Les aléas de la Grande Mosquée illustrent surtout les paradoxes de la « laïcité à la française », avec l’impossibilité à la fois de recevoir la moindre subvention de l’État et des collectivités locales et la difficulté de trouver les sommes nécessaires au sein de la communauté locale…

Ils résultent aussi d’un changement de pratique récent des pouvoirs publics : la tendance n’est plus désormais au projet de mosquée négocié avec un interlocuteur unique et « ami du maire » mais à l’unification – forcée et donc délicate – de la communauté musulmane.

Regroupement de lieux de culte

En attendant que la Grande Mosquée ne dresse son minaret dans le quartier Saint-Louis, et parce qu’elle ne se substituera jamais aux petites mosquées de quartier, la mairie s’est lancée dans un plan de réhabilitation, de transformation, voire de construction de petits lieux de prière. Sur les 73 de toutes tailles que compte la ville, deux achèvent leur mue et sept pourraient l’entamer, à condition, bien sûr, de réunir les fonds.

À la porte d’Aix, la mosquée El Taqwa, privée de toit pendant plusieurs années et dans un état de délabrement avancé, va subir une rénovation complète pour 2 millions d’euros. Un projet qui a coïncidé avec la décision de ses responsables de faire cesser les prières dans la rue à l’arrière du bâtiment le vendredi après-midi… Non loin de là, celle de la rue Gaillard, elle aussi en très mauvais état, va déménager de deux numéros en échange d’un peu plus d’espace.

Dans les cités de La Busserine, de Plan d’Aou ou de la Solidarité, avec l’aide parfois de la société d’HLM concernée, des lieux de culte quittent des appartements pour se regrouper. À l’Estaque, la petite salle va pouvoir s’agrandir sur un terrain municipal.

Avec ses salles d’ablution toutes neuves, ses mosaïques et son odeur de peinture fraîche, la mosquée Bilal, gérée par la Fédération française des associations islamiques d’Afrique, des Comores et des Antilles et située tout près de la gare Saint-Charles, témoigne du souhait de la Ville de voir « la communauté musulmane rattraper son retard, mais dans le respect de nos lois », selon la formule du maire.

Formations des imams

Reste une question : quels imams pour animer ces lieux de culte ? Les intéressés eux-mêmes reconnaissent l’extrême difficulté de trouver des candidats francophones et dotés d’un minimum de formation théologique. Fondé en 2000 par Azzedine Aïnouche pour prodiguer une formation « au texte et au contexte » aux imams comme aux jeunes musulmans désireux d’approfondir leur tradition, l’Institut méditerranéen des études musulmanes (Imem) a bien du mal à joindre les deux bouts.

Le Conseil des imams, fondé la même année, bute sur les mêmes difficultés. « Pour les mosquées, on trouve toujours de l’argent à cause d’un hadith qui dit : “Quiconque construit une mosquée en souhaitant l’agrément d’Allah se verra construire un château au paradis.” Il en faudrait un sur la formation des imams », sourit Abdessalem Souiki.

 Des pratiques très diverses d’une mairie à l’autre 

 À Marseille, la mairie conditionne la signature d’un bail emphytéotique pour la construction d’une mosquée à la constitution d’une association cultuelle (c’est le préfet qui signe l’arrêté d’agrément 1905 après enquête), à l’ouverture d’un compte à la Caisse des dépôts et à la réunion d’au moins 10 % de la somme totale prévue par un devis.

 Dans d’autres communes, le maire pourra prévoir dans le bail l’interdiction de construire un minaret… Et ailleurs encore, d’autres clauses.

  « Faute de règles très précises en la matière, on bricole »,  reconnaît un habitué de ces dossiers. Plutôt qu’une loi sur le voile intégral « concernant 5 000 femmes au maximum », il aurait préféré donner la priorité au vote d’un texte sur l’exercice de la « liberté de culte, qui fixerait un cadre pour la construction des lieux de culte, l’ouverture de cimetières confessionnels, la formation des personnels religieux ou encore l’abattage rituel ». Un texte qui préciserait également les responsabilités respectives des municipalités et de l’État.

7/2/2013, Anne-Bénédicte HOFFNER

Source : La Croix

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