Au nom de la « laïcité », un tribunal a récemment contraint l'administration pénitentiaire à servir des repas halal à des détenus musulmans.
Au nom de la « laïcité », une école a, il y a un an, envisagé de priver les enfants de Père Noël lors de la fête de fin d'année. Au nom de la « laïcité », une fonctionnaire territoriale protestante a été sanctionnée pour avoir distribué des calendriers portant le logo de son Eglise. Au nom de la « laïcité », des mères voilées sont régulièrement interdites de sorties scolaires avec leurs enfants. Et c'est encore au nom de la « laïcité » que les responsables politiques de droite et de gauche s'empoignent depuis des années sans désemparer, concoctant propositions de loi, rapports et contre-feux pour faire pièce aux atteintes supposées à cette notion érigée en quatrième pilier de la République française, après (ou avec) la liberté, l'égalité et la fraternité.
Au fil des débats, ce « concept valise », selon l'expression de Jean-Louis Bianco, président de l'Observatoire de la laïcité, a d'ailleurs suscité une inflation grammaticale remarquable : la laïcité a été tour à tour « positive », « restrictive », « falsifiée », « exigeante », « à la française », « de combat », « d'intégration », « stricte », « apaisée », ou encore « républicaine ». Cet enrichissement suspect est pour beaucoup la preuve que plus personne ne sait très bien en quoi consiste le « principe de laïcité », qui s'est forgé au fil des siècles en France. Même dans les esprits les mieux disposés à défendre ce principe, une confusion s'est installée progressivement entre diverses notions : laïcité, neutralité religieuse, séparation des Eglises et de l'Etat, défense de l'égalité hommes-femmes et de la mixité.
Un détour par l'Histoire s'impose donc, pour mieux cerner l'idée « révolutionnaire » qui forgea peu à peu le principe de laïcité et pour décrypter les malentendus ou les détournements dont il fait aujourd'hui l'objet. Le terme lui-même a évolué au fil du temps. Construit sur le vocable grec laos (« peuple ») au XIIIe siècle, le terme « laïc » entendait alors séparer les clercs, ceux qui administrent les sacrements, des croyants qui les reçoivent. Au début du XIXe siècle, la notion s'élargit et vient qualifier tout ce qui est extérieur au monde religieux, incluant les univers de pensée détachés de la loi divine.
CHANGEMENT DE MODÈLE
« La laïcité, c'est la rupture avec l'ordre transcendantal », résume Philippe Portier, directeur du Groupe sociétés, religions, laïcités à l'Ecole pratique des hautes études (EPHE). Cette approche reprend une idée en germe dans les principes révolutionnaires de 1789 et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui mettent l'accent sur la souveraineté de la nation et du citoyen, croyant ou non. Mais, dans une société marquée par l'hégémonie séculaire de l'Eglise catholique, ce changement de modèle prendra plusieurs décennies pour s'imposer.
Dans les années 1820-1830, la nécessité d'une stricte séparation entre l'Etat et les Eglises ? une spécificité française ? fait son chemin. Il faudra toutefois attendre Ferdinand Buisson et son Dictionnaire de pédagogie, publié en 1887, pour avoir une définition formalisée de la laïcité. Le futur président de la commission parlementaire qui rédigera le texte de la loi de séparation des Eglises et de l'Etat en 1905 définit la laïcité comme l'indépendance de l'Etat par rapport aux religions et à toute conception théologique, l'égalité des citoyens quelles que soient leurs croyances, et la liberté de tous les cultes. « Ces idées induisaient l'autonomie du sujet et la neutralité de la puissance publique à l'égard des religions », précise le sociologue Jean Baubérot, auteur de La Laïcité falsifiée (La Découverte, 2012).
Si, après Ferdinand Buisson, l'on devait retenir quelques-unes des nombreuses définitions auxquelles se sont essayés responsables politiques et intellectuels, on pourrait choisir celle, philosophique, de Régis Debray, qui, en 2003, dans son rapport sur l'enseignement du fait religieux à l'école laïque, expliquait : « La laïcité n'est pas une option spirituelle parmi d'autres, elle est ce qui rend possible leur coexistence, car ce qui est commun en droit à tous les hommes doit avoir le pas sur ce qui les sépare en fait. »
M. Baubérot ajoute : « La laïcité ne s'attaque pas aux religions mais au cléricalisme comme prétention à exercer le pouvoir. Parallèlement, le processus de sécularisation a permis que les croyances soient individualisées, non qu'elles disparaissent complètement. » De son côté, Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'Etat, régulièrement appelé à trancher dans ce domaine, rappelle : « La laïcité n'est pas la négation du fait religieux ou son ignorance par la puissance publique, mais le respect des opinions religieuses. C'est l'exigence de neutralité religieuse des services publics, mais cela n'a jamais été un athéisme d'Etat. » Gardien du temple, le Conseil constitutionnel a récemment livré sa propre définition condensée de la laïcité à la française : « Neutralité de l'Etat, non-reconnaissance des cultes, respect de toutes les croyances, égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion, garantie du libre exercice du culte et le fait que la République ne salarie aucun culte. »
LA FRANCE NE DEVIENT LAÏQUE QU'EN 1946
En dépit de fortes oppositions, cette conception s'est forgée lors des discussions préalables à l'adoption de la loi, en 1905. Faut-il rappeler que cette loi fondatrice n'emploie pas le mot « laïcité », mais qu'elle organise juridiquement et politiquement les relations entre l'Etat et les cultes concordataires ? catholicisme, protestantisme et judaïsme ? Et que la France ne devient constitutionnellement laïque qu'en 1946 ? La loi de 1905 sonne la fin des crucifix dans l'« espace public » : elle interdit en effet « d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des monuments funéraires ». Au fil du XXe siècle, l'absence totale de signes religieux dans les services publics, l'accueil indifférencié des usagers, quelle que soit leur confession, s'imposent comme les marques les plus évidentes de cette nouvelle neutralité.
Mais au-delà de ces réserves fondatrices, c'est bien la vision d'Aristide Briand, rapporteur de la loi, qui l'emporte. Ce partisan de la liberté de conscience et de culte, défenseur de l'expression sociale du fait religieux, s'impose sur ceux qui tiennent à cantonner la religion dans l'espace privé, comme le président du Conseil, Emile Combes. « Pour Aristide Briand, explique le chercheur Philippe Portier, la rue était conçue comme un prolongement de la sphère privée : elle ne devait pas être aseptisée. Quand Emile Combes propose d'interdire le port d'habits religieux dans la rue ou les processions religieuses, Briand estime qu'il s'agit d'une atteinte à la liberté de conscience. Lui défend surtout la séparation ? plus forte que dans d'autres pays ? entre l'ordre de l'Etat, qui est la Raison incarnée, et la croyance. D'où l'interdiction de signes religieux pour les personnels de l'Etat. » Ni plus ni moins, aurait-on envie de dire aujourd'hui.
Car, pour la plupart des spécialistes, c'est bien cette notion de « neutralité » de l'Etat à l'égard des religions qui, instrumentalisée ou réellement incomprise, suscite depuis quelques années la plus grande confusion. « Aujourd'hui, on se retrouve face à de nombreux combistes qui ont tendance à confondre ordre de l'Etat et espace public, juge Philippe Portier. Vouloir neutraliser les rues, les commerces, les associations, ce n'est pas la laïcité originelle. En 1905, la rue prolongeait l'espace privé. En 2013, il y a la tentation que la rue prolonge l'espace d'Etat. » « Depuis vingt-cinq ans, des responsables politiques semblent vouloir élargir la neutralité de la puissance publique au citoyen, renchérit Jean Baubérot. Si les républicains de 1905 ont pu être libéraux sur ces questions, c'est parce qu'ils avaient confiance en la République. Aujourd'hui, cette confiance semble avoir disparu. »
L'ISLAM EN LIGNE DE MIRE
Avec en ligne de mire principale l'islam, les uns, comme Marine Le Pen, souhaitent, au nom d'une laïcité réinventée, interdire « le voile et la kippa dans la rue ». D'autres, à l'instar d'une sénatrice du Parti radical de gauche, Françoise Laborde, proposent d'interdire le port du voile aux femmes qui gardent des enfants à domicile. Dans la foulée, un député UMP, Eric Ciotti, défend une proposition de loi visant à prohiber tout port de signe religieux dans les entreprises privées? Sans s'inquiéter de savoir si la société fait face à un trouble à l'ordre public, à un prosélytisme actif ou à une atteinte à la sécurité ? critères généralement admis pour limiter l'expression de la liberté de religion.
Régulièrement, les responsables religieux s'inquiètent de ce climat, dénonçant une « laïcité radicale », à l'instar de Joël Mergui, président du Consistoire israélite de France. Le nouveau président de la Conférence des évêques de France n'a pas dit autre chose à François Hollande le 7 octobre : Mgr Georges Pontier a mis en garde contre « le glissement d'une laïcité de l'Etat à un désir de laïciser la société et de ne laisser comme espace à la dimension de la foi que la vie privée ». Le philosophe Jean-Marc Ferry, auteur des Lumières de la religion (Bayard, 2013), dénonce, lui, « l'excommunication politique du religieux, une séparation qui devient malheureusement une amputation ».
L'attachement de certains à la neutralité religieuse intégrale a indéniablement pris racine avec l'installation de l'islam comme deuxième religion en France. Des pratiques vestimentaires ou alimentaires qui débordent dans la vie en société sont venues bousculer une société largement sécularisée, quoique toujours culturellement marquée par le christianisme. Cette nouvelle donne provoque des débats récurrents sur l'interdiction du port du foulard islamique, qui concentre toutes les crispations.
Dans son rapport de 2003 « Pour une nouvelle laïcité », remis au premier ministre de l'époque, Jean-Pierre Raffarin, le député (UMP) François Baroin, alors vice-président de l'Assemblée nationale, plaidait pour « une clarification » de ces questions et résumait parfaitement l'enjeu « culturel » que recouvre désormais pour certains le respect de la laïcité. « Les républicains doivent être prêts à assumer les conséquences du fait que certains comportements, qui sont admis dans d'autres pays ou d'autres cultures, n'ont pas leur place en France et doivent donc être désapprouvés et dans certains cas combattus. »
« CATHO-LAÏCITÉ »
Jean Baubérot voit dans ce rapport un tournant. « La nouvelle laïcité , marqueur culturel de l'identité française, se transforme en catho-laïcité », estime-t-il. Pour Jean Glavany, spécialiste du sujet au Parti socialiste, l'affaire est entendue : « Pour une majeure partie de la droite française, défendre la laïcité aujourd'hui n'est ni plus ni moins que protéger les racines chrétiennes de la France contre la menace musulmane. » « Cette volonté d'instaurer une laïcité de surveillance est en grande partie liée à la panique morale qui, depuis une trentaine d'années, s'est emparée de la société face à un risque de dissolution d'elle-même et de ses repères moraux ou culturels », analyse, de son côté, le chercheur Philippe Portier.
Cette conception radicale de la laïcité se heurte régulièrement au droit et aux positions du Conseil d'Etat. « Depuis la fin du XIXe siècle, le Conseil d'Etat est sur une ligne dont il n'a pas dévié, explique M. Sauvé. Sa boussole est : la liberté est la règle, la restriction l'exception. » D'où ses réserves sur la loi de 2010 contre la dissimulation du visage dans l'espace public. De fait, le Conseil d'Etat rend régulièrement des avis plutôt favorables à l'exercice du culte. Et les tentatives pour limiter l'abattage rituel ou interdire le port de signes religieux au-delà des services publics ont pour l'heure échoué.
M. Portier voit, dans cette jurisprudence, une continuité et une fidélité à « l'esprit de Briand », marqué par la défense de la liberté de conscience et de culte. « En matière de financement, la loi de 1905 elle-même a prévu les premiers accommodements. Ils ont été complétés dès les années 1920. A partir des années 1950, on constate même une plus grande reconnaissance du fait religieux dans l'espace social. La loi Debré, en 1959, la manifeste en faisant de l'école privée un élément du système éducatif. On peut aussi citer l'instauration de l'objection de conscience pour motif religieux, la prise en compte des fêtes religieuses pour les congés des fonctionnaires, les mesures bancaires ou fiscales facilitant le financement de lieux de culte. »
LE PORT DU FOULARD ISLAMIQUE, UN SYMBOLE
Aujourd'hui, cette laïcité ouverte perdure, y compris pour l'islam, à travers les rencontres régulières entre les pouvoirs publics et les religieux, et les dispositifs de financement indirect. Mais elle doit désormais compter avec la mise en avant des principes de l'égalité homme-femme et de l'autonomie des individus, que certains jugent incompatibles avec toute croyance religieuse.
Dans ce contexte, le port du foulard islamique est devenu le symbole des atteintes supposées à ces deux principes. La mixité, notion récente dans la plupart des sociétés démocratiques, est aussi convoquée pour contester certaines pratiques musulmanes, comme les demandes d'activités sportives et culturelles exclusivement réservées aux femmes. « Ajoutez à ce contexte un discours global sur le religieux dont on se méfie et dont il faudrait se protéger , on peut dire que la laïcité est entrée dans une nouvelle phase hybride », estime M. Portier.
De bonne ou de mauvaise foi, les contours de la laïcité sont aujourd'hui questionnés, fragilisés par une remise en cause de la frontière entre public et privé, entre « mission de service public » et « mission d'intérêt général », ces fameuses « zones grises » que certains voudraient mieux codifier. Pourtant, même le militant Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) reconnaît que la majorité des conflits se résolvent par la médiation.
La bataille judiciaire engagée depuis cinq ans dans le dossier de la crèche Baby Loup, les coups de théâtre à répétition d'une justice qui ne semble plus savoir à quelle laïcité se vouer, les récupérations politiques auxquelles cette affaire donne lieu constituent un contre-exemple de cette réalité. Elle illustre, surtout, de manière spectaculaire, la porosité sur ces questions entre le politique et le judiciaire. En France, la longue histoire de la laïcité a pourtant permis de poser des cadres et fournit toujours un arsenal législatif et juridique cohérent. A quelques aménagements près, la société française aurait tout intérêt à se les réapproprier.
09.01.2014, Stéphanie Le Bars
Source : LE MONDE CULTURE ET IDEES