Beaucoup d’hypothèses ont circulé depuis les élections européennes du 25 mai pour comprendre les 24% de votes frontistes. Parmi elles se cachent cependant une certitude : le rejet de l’immigré est la variable la plus commune aux électeurs du Front National. L’immigration serait au centre de tous les maux, notamment pour une raison très simple : le manque « d’intégration ». La notion, toujours associée à l’échec, est sur-employée. Elle n’est plus maintenant qu’un concept creux, abstrait mais redoutablement opérationnel. Elle renvoie pourtant à des réalités bien concrètes, dont l’observation permet de se débarrasser de certains fantasmes. La scolarisation des élèves étrangers est l’une de ces réalités.
Entre fin mai et début juin, dans la classe de Leïla Sanchez, les élèves se préparent à un examen inconnu des autres collégiens. Cette institutrice de formation, sollicitée en début de carrière pour enseigner dans le secondaire, est en charge depuis treize ans d'une classe d'accueil pour enfants immigrés et non francophones. Et ici, l’examen qui préoccupe les élèves ne s’appelle pas le brevet mais le DELF, le Diplôme d'Etude en Langue Française. Le DELF, pour Hamara, Vasco, Hassan, Natalia, Ana et leurs camarades, est un fil rouge pédagogique sur l’année, qui viendra sanctionner leur apprentissage du français. Mais c’est aussi – surtout peut-être – un moyen de montrer patte blanche au sein de l'administration française. Officialiser son niveau de français par un diplôme permet un accueil plus facile dans d’autres établissements scolaires, une potentielle inscription en université et, parfois, l’obtention de papiers d’identité. Les diplômes scolaires, comme le DELF, sont des monnaies d’échange. Des titres officiels qui permettent la revendication de droits et de statuts qui sont, pour ces élèves particuliers, d’une accessibilité difficile.
Car pour eux et leur famille, l’exil s’accompagnent souvent de la perte de plusieurs ressources telles la langue, le réseau social, le capital économique ou le patrimoine immobilier. Or, l’école publique, en offrant l’accès à une langue et des diplômes reconnus, est l’une des seules institutions capable de remédier, autant que possible, à de telles situations. Une tâche qui se heurte cependant à des incertitudes et à des réalités sociales complexes.
Plusieurs pays, un seul milieu
Le collège de La Mare aux Saules de Coignières est l'un des trois établissements du bassin de Saint-Quentin-en-Yvelines à proposer une telle structure d'accueil. À chaque rentrée scolaire, les inconnues sont les mêmes : combien d'enfants devront être accueillis et d'où viendront-ils ? Questions en suspens permanent, puisque les périodes migratoires s'enchaînent et ne se ressemblent pas. En 2000 se souvient Leïla Sanchez, la majorité de ses élèves venaient d'Afrique noire puis, en 2002, du Maghreb. Depuis un an, ils sont une majorité à venir du Portugal, lorsqu'ils ne sont pas originaires d'Europe de l'Est ou Orientale (Pologne, Roumanie, Kazakhstan…).
Personne ne peut prévoir ces tendances migratoires, les facteurs sont trop nombreux : crise économique, état des politiques d'immigration, morphologie des diasporas locales, poids des cas particuliers, etc. Il y a néanmoins une constante à laquelle il est impossible d'échapper. Qu’il s’agisse d’une immigration de travail ou d’un exil politique, les élèves de Mme Sanchez sont systématiquement issus des catégories socio-professionnelles à revenus inférieurs. Contrairement aux origines nationales donc, le milieu social est homogène. Cette année encore, les parents des 27 enfants sont, dans une large majorité, ouvriers, petits employés ou inactifs :
« Les autres vont à Saint-Germain-en-Laye », observe l’enseignante, en évoquant le collège-lycée international des Yvelines, établissement semi-privé qui trust une immigration aisée, avec des critères de sélection nécessairement plus exigeants. En outre, chaque année, une poignée des élèves de la classe logent avec leurs familles dans un des hôtels d’hébergement d’urgence de la région. Ainsi, la précarité financière s’accompagne chez certains de la précarité du logement. Quand on sait que toutes les enquêtes établissent une corrélation entre le milieu social et la réussite scolaire, l’obstination de Mme Sanchez fait parfaitement sens, « chaque année, je fais passer le Certificat de Formation Générale* aux élèves de troisième. Pour qu’ils aient tous au moins quelque chose… ». L’initiative est d’autant plus bienvenue que ce genre d’attestation constitue, pour les mineurs ayant immigré sans leurs parents, un élément parfois déterminant pour l’obtention d’un maintien (temporaire) sur le territoire français, une fois la majorité atteinte.
Et maintenant, il reste à enseigner une langue commune.
« La cour de Babel ? C’est une belle histoire, mais… »
Le long-métrage de Julie Bertuccelli, immersion documentaire dans la classe d’accueil d’un collège parisien, laisse à Leïla Sanchez une certaine frustration : « C’est une belle histoire, mais… Ils sont tous francophones, dès le début. Le film ne montre jamais ce moment de l’année où les élèves ne comprennent pas un mot de ce qu’on leur dit, où un simple ‘’prend un stylo’’ pose problème et où on voit sur leur visage qu’ils sont complétement perdus… ». C’est pourtant un enjeu majeur qui est passé sous silence, un travail de détails, de minutie et de patience. A cet apprentissage aussi éprouvant que gratifiant s’ajoute, enfin, le fameux défi de l’intégration. Face à des enfants dont il faut reconstruire les repères, la priorité est de créer un climat de confiance, accueillant et cohérent. Il y a évidemment les rendez-vous spontanés avec les parents (souvent allophones eux aussi) et la précieuse collaboration de l’ensemble de l’équipe pédagogique. Mais Mme Sanchez avait pris l’habitude de compter sur un troisième outil, particulièrement efficace. A chaque rentrée, les « anciens », qui entament une seconde année en classe d’accueil, s’identifient aux « nouveaux » et deviennent autant de petits pédagogues : il y a un an à peine, c’étaient eux qui avaient l’air perdu et qui ne comprenaient rien.
Cette complicité est un moteur puissant d’intégration qui est aujourd'hui étouffé. « Sauf exception », la circulaire d'octobre 2012 indique que l’élève ne peut plus demeurer qu’un an en structure d’accueil, renommée pour l’occasion Unité Pédagogique pour Élève Allophone Arrivant (UPEAA). Le contact et l’entraide entre enfants ayant vécu la même expérience ne sont donc plus possibles. Réduire le temps passé par les élèves dans ces classes, c’est aussi réduire leurs chances de s’approprier leur lieu d’apprentissage en toute tranquillité, d’en comprendre le fonctionnement et les règles. Le système de notes, le rythme d’étude, les modalités de sanctions disciplinaires, le comportement approprié à chaque situation, etc. sont autant de mécanismes dont la maîtrise détermine le degré d’intégration et de réussite scolaire. C’est l’une des raisons pour lesquelles d’autres professeurs ont signalé les risques que comportait la réforme UPEAA.
Les classes d’accueil mettent à l’épreuve les missions de l’école publique. Les défis en terme de pédagogie et de socialisation y sont exacerbés mais relevables et lorsqu'elles en ont les moyens, ces structures fonctionnent. Rappelant ainsi que l’intégration n’est pas une question de compatibilité culturelle mais bien un enjeu de politique publique.
01 juin 2014, Valentin Thomas
Source : mediapart.fr