dimanche 24 novembre 2024 23:38

Angela Merkel : «Ma politique migratoire n’est pas motivée par la compassion mais par le réalisme»

Pas question de changer d’orientation. Les Africains sont toujours plus nombreux à tenter de gagner l’Europe. Par conséquent, la chancelière veut élargir sa politique d’accueil et, selon elle, l’Allemagne doit assumer de nouvelles responsabilités envers ce continent.

Vous avez récemment évoqué des erreurs. En avez-vous commis une le 4 septembre 2015, en ouvrant toute grande la porte de l’Allemagne au flux de réfugiés arrivés par la route des Balkans, ou seulement après ?

On peut évidemment se demander pourquoi il a fallu tellement de temps jusqu’à ce que les problèmes soient maîtrisés, mais si je considère ce que nous avons réalisé en douze mois, c’est appréciable. L’Etat, les länder, les communes et des centaines de milliers de citoyens ont magnifiquement travaillé et obtenu des résultats. Quand je parle d’erreurs, j’évoque l’entier du système de la politique européenne des migrants et des réfugiés, donc la façon dont l’Europe s’est comportée tant d’années envers eux.

Certes, l’Allemagne est coresponsable des carences de la fameuse réglementation de Dublin car, il y a des années, nous nous étions opposés à ce que la protection des frontières extérieures soit européanisée. Et parce que nous ne nous voulions pas des quotas de répartition que nous souhaitons aujourd’hui pour tous les Etats.

Quel sera l’axe stratégique de votre politique des réfugiés maintenant que la phase d’improvisation est censée être terminée ?

L’objectif premier est de supprimer le modèle d’affaires criminel des passeurs. Ensuite, il s’agit de penser aux personnes qui arrivent chez nous, surtout celles qui fuient les régions dévastées par les guerres civiles de Syrie et d’Irak. En la matière, l’Europe a une responsabilité humanitaire mais aussi un intérêt évident, car la Syrie est notre voisin. S’ajoute une question stratégiquement cruciale: comment nous comporterons-nous à l’avenir avec le continent voisin, l’Afrique?

Car, là, les gens ne fuient pas que la guerre. Ils ont des motifs économiques. Et ça se voit, puisqu’ils sont une minorité à être reconnus comme réfugiés. La question qui se pose est donc la suivante: comment trouver un équilibre raisonnable avec l’Afrique, afin que ses ressortissants trouvent des possibilités dans leur patrie et ne s’imaginent pas que leur seul salut est de fuir vers l’Europe?

Le but de votre politique est-il d’avoir aussi peu de réfugiés que possible en Allemagne?

Mon but est de ne pas contempler sans rien faire des personnes qui vivent dans des conditions parfaitement indignes ou qui, comme en Syrie et en Irak, sont en danger de mort permanent. Agir permet d’endiguer l’immigration illégale et donc d’accueillir beaucoup moins de réfugiés.

Ce n’est ni en accueillant autant de gens que possible ni en réduisant notre rôle à ne plus accueillir personne que nous nous montrons adéquats. Il s’agit bien plus de trouver un équilibre raisonnable. Il est clair que venir en Europe n’est pas la meilleure solution pour tous ces gens. Mais, pour beaucoup d’entre eux, il peut être positif que l’Europe prenne ses responsabilités.

Naguère, un rempart de dictatures nord-africaines et moyen-orientales maintenait les réfugiés loin de l’Europe.

En effet.

Et comment se distingue cet ancien rempart de dictatures de ce que vous avez en tête: un rempart d’accords avec les pays, sur le modèle de celui passé avec la Turquie, qui maintiendrait lui aussi les réfugiés à l’écart de l’Europe?

Il se distingue par le fait que l’Allemagne se mêle du sort des réfugiés sur place, avec un état d’esprit positif. Nos accords ne se contentent pas de dire à un chef de gouvernement: «Garde ces gens chez toi.» En réalité, pour un tel accord, il est indispensable que les réfugiés puissent trouver au sein de l’Etat partenaire une existence acceptable.

Pourquoi les Allemands devraient-ils tout à coup s’intéresser tellement plus aux Arabes et aux Africains?
Parce que le problème est désormais à notre porte. Il y a peu, l’Allemagne ne devait guère se poser la question, mais l’Italie oui, tout comme l’Espagne. La plupart du temps, nous étions juste bien contents que les réfugiés n’arrivent pas jusque chez nous. Pourtant, dans les années 1990, quand ils sont arrivés en masse des Balkans, nous les avons traités dignement, quitte à en renvoyer certains plus tard, lorsque les Balkans ont pu être stabilisés.

Comment peut-on stabiliser l’Afrique ou les pays arabes sans stabiliser aussi les dictatures qui sont en général au pouvoir là-bas?

Il ne s’agit pas toujours de dictatures. Le Ghana et le Nigeria ont longtemps représenté des exemples positifs de développement. D’ailleurs, les migrants venus d’Afrique ne sont pas forcément les plus pauvres de leur pays. Par exemple, rares sont ceux qui arrivent chez nous du Niger, un pays de transit pour les migrants, parce que leur lutte pour la survie quotidienne est tellement dure qu’ils ne peuvent pas se payer le voyage, ni même l’envisager. Mais il est vrai que nous ne réussirons pas à mettre partout en œuvre à 100% notre vision de la démocratie. Le chemin sera long.

On pourrait aussi se dire que les gouvernements seraient bien inspirés de se demander pourquoi tant de leurs concitoyens fuient. Ils ont aussi la responsabilité de l’empêcher. En quoi cela nous concerne-t-il?
Cela nous concerne, car ces personnes viennent bel et bien en Europe. Je ne pense pas que nous pourrons faire disparaître le problème en l’ignorant superbement, en prenant nos distances, en nous protégeant. Je suis réaliste et nous sommes face à une réalité. Les questions sont donc les suivantes: quels sont nos intérêts, quelles sont les valeurs qui nous guident et qu’est-ce que cela signifie pour notre manière de procéder avec les Etats africains? En suivant votre logique, on pourrait se demander pourquoi nous leur fournissons de l’aide au développement et nous contenter de dire que la pauvreté est leur affaire.

Or, nous nous engageons dans la coopération au développement parce que nous pensons que c’est notre responsabilité, qu’il est dans notre intérêt de contribuer à ce que les gens d’autres régions du monde vivent dignement. A l’époque de la partition de l’Allemagne, la République fédérale s’est sans cesse engagée pour octroyer des visas et des documents de voyage sans savoir si et quand la RDA allait s’effondrer. Je sais, la comparaison est bizarre…

… parce que les Allemands de l’Est faisaient plus évidemment partie de nous.

Exactement. Nous sommes une nation et la partition était d’autant plus manifeste qu’elle traversait même les familles. Reste que la mondialisation nous a enseigné que, d’une certaine manière, nous sommes tous liés les uns avec les autres. La mondialisation a rendu les gens plus mobiles, même d’un continent à l’autre. Nous devons donc nous en soucier.

Diriez-vous que la mondialisation signifie qu’un Sénégalais est aussi proche de nous qu’un Allemand de l’Est?

Non. Je vous fais d’ailleurs remarquer que vous parlez avec une Allemande de l’Est… Nous n’entretiendrons bien sûr pas avec n’importe quel individu venu de je ne sais où une relation aussi intense que ce fut le cas au sein de familles partagées entre l’Est et l’Ouest. Mais je suis convaincue que notre sécurité, la paix et le développement durable que nous vivons dépendent aussi des conditions de vie de gens qui sont très loin de nous.

C’est pourquoi nous signons des accords planétaires sur le climat, c’est pourquoi il existe des objectifs de développement comme l’Agenda 2030. Je vous donne un exemple: la région du lac Tchad est affectée par des problèmes hydriques colossaux, ce qui génère de l’instabilité politique. Cela ne veut pas dire que quiconque est en détresse là-bas doit venir en Europe. Mais cela doit nous intéresser à trouver des solutions pour que 11 millions de personnes puissent survivre.

Si le niveau du lac Tchad continue de baisser, ce ne sera bon que pour Boko Haram et les autres terroristes de la région. Et le problème arrivera de nouveau à nos portes. Je suis partisane d’une politique de prévention, d’anticipation.

Vous affirmez que les ultrapauvres ne viennent pas parce qu’ils n’en ont même pas les moyens, que ceux qui viennent sont moins démunis. Alors pourquoi les gens arrêteraient-ils de venir une fois devenus moins pauvres?

Votre question conduit directement au devoir qui est le nôtre de combattre efficacement l’industrie des passeurs. Nous ne pouvons tout de même pas nous assujettir au nombre de personnes qui ont les moyens de payer un passeur et capituler face à des structures mafieuses! C’est pourquoi nous devons tenter de créer sur place au moins une perspective de développement, un espoir.

On sait que la plupart des gens veulent rester auprès de leur famille, là où les lieux leur sont familiers, là où ils parlent la même langue. Il est de notre devoir de favoriser pour ces gens une existence dans leur patrie. Et de soutenir le combat d’autres Etats contre l’industrie des passeurs.

Tout cela ressemble à une tâche titanesque.

C’est vrai. Mais il y a eu un changement de paradigme fondamental. Il y a vingt ans, les gens étaient encore plus pauvres. Ils ne pouvaient cependant pas voir comment nous vivions, il était difficile de comparer. Et il n’était pas aisé de partir. La numérisation a tout changé. De nos jours, n’importe qui peut s’informer sur n’importe quel endroit de la planète. Lorsqu’on voit comment cela fonctionne ailleurs, le besoin augmente.

Alors les familles décident d’envoyer au moins un des leurs là où l’on peut apparemment obtenir un certain revenu, ce qui vaudra peut-être un sort meilleur à ceux qui sont restés au pays. Vu que les gens de par le monde en savent toujours plus sur nous, nous devons à l’inverse mieux nous préoccuper d’eux. Nous devons en apprendre bien davantage sur l’Afrique et le monde arabe. La stabilité dans nos pays dépend aussi de l’espoir que nous leur donnons.

Par ailleurs, nous devons aussi expliquer que le chemin apparemment si simple et si rapide vers une vie meilleure ne conduit pas forcément vers cette vie-là. Nous devons aider les gens lorsqu’ils fuient la guerre et les persécutions, et nous devons surtout les aider à rester dans leur patrie ou tout près.

Diriez-vous que l’Occident doit aussi aider parce qu’il a sa part de responsabilité dans la situation en Afrique?
Les réflexions sur la culpabilité sont infinies mais peu productives. Nous pourrions parler sans fin de l’esclavage dont sont responsables les Américains et tant d’autres ainsi que des fautes du colonialisme européen. Ce qui est vrai, c’est que pendant des siècles tout le monde occidental a volé à l’Afrique ses chances de développement. Si vous regardez à quoi ressemble le tracé des frontières en Afrique, vous devez admettre que, dans bien des cas, il constitue un handicap pour le développement.

Ces frontières ont été dessinées dans l’intérêt des Européens, en fonction des ressources en matières premières, pas en se demandant quels peuples et quelles tribus vivent ensemble ni si des Etats homogènes allaient pouvoir en résulter. C’est bien sûr notre responsabilité, mais cela ne délie aucunement les dirigeants africains du devoir de conduire une politique positive, propre et transparente pour leur peuple. Les sociétés civiles africaines en sont d’ailleurs toujours plus conscientes et le réclament à leur tour.

Mais vous devez rendre des comptes au peuple allemand, pas aux peuples africains.

Exact. Ma fonction est centrée sur le bien de l’Allemagne, mais cela signifie aussi que le bien de l’Allemagne ne saurait être réalisé durablement si je ne me concentre que sur l’Allemagne. Si je veux le bien des Allemands, je dois veiller à ce que l’Europe se serre les coudes, que les choses se passent bien dans le voisinage de l’Europe, que les gens puissent se sentir bien dans leur patrie. Autrement dit, cela signifie que nous devons désormais nous occuper de l’Afrique d’une manière nouvelle. C’est ainsi que cela se passe au XXIe siècle.

Si Willy Brandt avait tenu ce genre de discours, la moitié du pays en aurait eu les larmes aux yeux. Il y avait chez lui beaucoup de compassion. Est-ce aussi une affaire de compassion chez vous?

Je n’agis pas par compassion mais en fonction de nos valeurs communes, de nos intérêts communs – et de ceux de l’Europe. Si nous prenons au sérieux notre conception de l’homme, la revendication d’une dignité humaine intouchable ne peut s’arrêter aux frontières allemandes ni aux frontières extérieures de l’Europe. Certes, nous ne pouvons pas faire en un jour des miracles pour le reste du monde. Mais si nous entendons travailler en faveur des intérêts de l’Allemagne, nous devons admettre avec réalisme que le bien de l’Afrique est dans l’intérêt de l’Allemagne.
20.10.2016, Tina Hildebrandt et Bernd Ulrich (Die Zeit Traduction et adaptation Gian Pozzy)

Source : hebdo.ch

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