lundi 25 novembre 2024 00:05

«Ces migrants qui fuient leur pays en guerre ne sont ni des délinquants, ni des terroristes islamistes»

Médecin gynécologue à Lampedusa et directeur de la coordination sanitaire pour les migrants de la province d’Agrigente, le docteur Pietro Bartolo, dénonce le traitement que subissent ceux qui traversent la Méditerranée dans des conditions déplorables.

Comment sont soignés les réfugiés qui arrivent à Lampedusa ?

Docteur Pietro Bartolo : Notre centre hospitalier public, en lien avec Palerme, en Sicile, est ouvert à tous : Lampedusiens, touristes et migrants. Cependant, avec l’afflux croissant de migrants depuis une vingtaine d’années, la situation a évolué. Au début, ils étaient simplement abrités pendant une nuit dans des locaux de la police et j’allais moi-même vérifier leur état de santé avant qu’ils ne repartent dès le lendemain en bateau vers la Sicile. Puis un premier centre d’accueil a été construit en 1998 près de l’aéroport, et placé sous la responsabilité de la Croix-Rouge et de l’association italienne Misericordie.

Aujourd’hui, le Centre de permanence temporaire et d’assistance (CPTA), au bout de la route de la Monte Imbriacola, à 700 m de l’entrée du bourg, est géré par le ministère de l’intérieur. Il y a en permanence un médecin et un infirmier, si bien que normalement ne sont amenés ici que les migrants nécessitant des soins particuliers…

Que se passe-t-il à l’arrivée d’un bateau de migrants, d’un point de vue sanitaire ?

P. B. : Dès qu’un bateau est intercepté par la police, souvent en pleine nuit, celle-ci nous prévient et nous nous rendons aussitôt sur le port pour examiner rapidement tous les passagers. Ceux qui sont en bonne santé sont conduits vers le CPTA ; ceux qui nécessitent des soins – pour déshydratation, hypothermie… – sont amenés dans notre centre médical où nous procédons à quelques examens de base : radios, échographies, prises de sang…

Ils ne restent pas ici puisque nous ne disposons d’aucun lit, mais nous leur fournissons les médicaments nécessaires afin qu’ils puissent être transférés vers un autre CPTA en Sicile ou ailleurs en Italie. S’ils ont besoin d’une hospitalisation, ils sont transportés en hélicoptère, vers l’un ou l’autre hôpital de Sicile selon la pathologie – des conventions permettent en effet à toute personne venant de Lampedusa d’être soignée dans un hôpital sicilien. Selon la gravité de leur état, ces migrants restent hospitalisés quelques jours ou plusieurs semaines.

Quand il s’agit d’une maladie chronique – diabète, hypertension… –, ces migrants sont suivis ici selon des protocoles établis par nos 20 spécialistes à Lampedusa. On peut donc dire qu’un migrant est soigné exactement de la même façon qu’un Lampedusien ou qu’un touriste, la seule différence est que les seconds payent tandis que les migrants n’ont pas un sou pour payer !

Qui paye alors ?

P. B. : La région Sicile ! En fait, cela devrait être le gouvernement italien mais les factures qu’envoie chaque année la Région à Rome n’ont encore jamais été remboursées. On peut donc dire que ce sont tous les Siciliens, et donc les Lampedusiens, qui se sacrifient pour les migrants… De plus, tous les patients qui sont pris en charge dans un centre médical, à Lampedusa ou en Sicile, bénéficient automatiquement d’une carte médicale personnelle qui leur donne accès gratuitement aux soins et aux médicaments dont ils ont besoin partout en Italie pendant six mois, voire pendant un an car la carte peut être renouvelée une fois. Là encore, c’est la région Sicile qui paye.

Les migrants bénéficient donc d’une qualité de soins optimale ?

P. B. : Tout à fait… Je veille d’ailleurs à faire moi-même les échographies de toutes les femmes immigrées qui arrivent enceintes à Lampedusa, même en pleine nuit ! Certaines qui ont été violées pendant leur traversée du désert ne veulent pas garder l’enfant ainsi conçu et demandent à avorter. La situation est souvent délicate car dans ces cultures africaines ou nord-africaines, la femme qui a été violée est méprisée et rejetée. Je m’arrange alors pour leur trouver une place dans un foyer d’accueil pour mères et enfants afin qu’elles puissent y rester discrètement le temps nécessaire.

Il arrive aussi parfois que la femme soit sur le point d’accoucher quand le bateau arrive à quai. Ainsi il y a deux ans une femme venant du Nigeria est arrivée à bord d’un bateau de 840 clandestins, après avoir navigué très longtemps dans des conditions déplorables : il fallut agir en toute urgence et l’accouchement fut particulièrement difficile. L’enfant, réanimé à la naissance, a été prénommé par la maman « Gift » (don, en anglais) ! De manière extraordinaire, quand je suis sorti de la salle d’accouchement au bout de trois heures, ma blouse tâchée de sang, il y avait une cinquantaine de femmes de Lampedusa qui avaient eu vent de ce qui se passait et qui avait apporté des affaires de bébé. Voilà la générosité des Lampedusiens !

Comment procédez-vous lorsque des migrants se rendent volontairement malades pour éviter d’être renvoyés dans leur pays ?

P. B. : Cela est arrivé souvent, en effet, en 2011 avec les très nombreux bateaux venant de Tunisie. Du fait d’une convention entre l’Italie et la Tunisie, les clandestins qui arrivent ici doivent être renvoyés dans leur pays, sauf s’ils ont besoin de soins. Du coup, bon nombre de ces Tunisiens avaient avalé une fourchette ou n’importe quel objet avant d’arriver à terre, afin d’être hospitalisés. Nous avons dû leur faire passer des radios, puis nous les avons envoyés à Palerme pour y être opérés. Et après leur sortie d’hôpital, ils ont disparu.

Quelle a été votre réaction en voyant la vidéo médiatisée la semaine dernière montrant, dans le CPTA de Lampedusa, des migrants dénudés attendant de recevoir un traitement contre la gale ?

P. B. : Cette façon de procéder est indigne, on est bien d’accord ! Mais je m’étonne d’avoir entendu autant de protestations après cette vidéo, alors qu’on en entend si peu après les naufrages qui, chaque semaine ou presque, provoquent la mort de centaines de migrants ! Qu’est-ce qui est le plus grave ?

Ces ministres, ces parlementaires, ces commissaires européens qui s’indignent, où sont-ils quand nous devons accueillir à longueur d’année 800 migrants dans un espace prévu pour 250 ? Où sont-ils pour rappeler que la loi prévoit de ne rester que 72 heures maximum dans un CPTA alors que ces migrants y demeurent plusieurs mois ? Car c’est d’abord cela qui est indigne ! Ce traitement contre la gale – qui n’est pas obligatoire et qui consiste simplement à s’asperger le corps d’un produit inoffensif ! – doit se faire normalement dans l’intimité, mais comment cela est-il possible avec tant de personnes ? Et puis, l’Union européenne qui finance le CPTA de Lampedusa verse la même somme (34 € par personne et par jour) qu’il y ait 250 ou 800 migrants ! Comment alors les nourrir décemment ?

C’est tout cela qui est indigne : laisser des hommes inactifs pendant des mois sur cette île qui devient comme une prison pour eux ! Car aucun ne veut rester ici ; ils veulent tous partir ailleurs en Europe.

N’est-ce pas justement pour cette raison qu’ils restent si longtemps à Lampedusa ?

P. B. : Je sais bien que les pays européens connaissent des problèmes de chômage et qu’ils ne peuvent pas ouvrir leurs frontières sans nouveaux coûts sociaux. Mais, qu’on le veuille ou non, ces populations migrantes sont là, et elles continuent d’arriver chaque jour… Alors plutôt que de dépenser des dizaines de millions d’euros pour affréter des avions de chasse, des hélicoptères ou des drones et payer des centaines de militaires et de policiers pour surveiller notre littoral, ne pourrait-on pas accorder le droit d’asile à ces migrants dès leur départ des côtes africaines, ce qui leur permettrait de prendre des bateaux réguliers et sécurisés et éviterait tous ces morts ?

Car ces migrants qui fuient leur pays d’Afrique en guerre ne sont ni des délinquants, ni des terroristes islamistes – beaucoup sont chrétiens et meurent avec leur chapelet dans la bouche, comme on le constate en retrouvant leur corps. Ils veulent simplement trouver du travail et vivre en sécurité.

Et puis beaucoup, les Syriens notamment, souhaitent seulement attendre quelques années en Europe avant de retourner chez eux une fois la guerre terminée : à leur retour, grâce à leur expérience européenne, ils pourront aider à la reconstruction de leur pays. Au lieu de cela, nous continuons de les obliger à partir en clandestin et à prendre des risques énormes pour venir ici.

25/12/2013, Claire Lesegretain

Source : La Croix

 

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