Je suis Français né à l'étranger. Pourtant, en France, malgré mon français sans accent, je suis toujours l'étranger. Les gens s'étonnent toujours: "Ah? Comment se fait-il que vous soyez français?" Comme s'il eût fallu que je sois né en Corrèze ou dans le Cher pour l'être... Pourtant j'ai été appelé sous les drapeaux (exempté pour cause d'asthme), j'ai eu mon bac, d'autres diplômes français, je travaille en France, je paie mes impôts, je vote régulièrement. Mais il semble souvent que je ne suis jamais assez français pour les Français. On répète inlassablement que la France "est une nation, pas une race." Mais c'est oublier l'autre dictum, "nos ancêtres les Gaulois" qui se sont fait remplacer par nos véritables ancêtres, les Francs. Finalement, nous sommes tous des immigrés, d'une façon ou d'une autre.
La revue Le Point vient de publier un rapport surprenant sur l'immigration, qui change la donne du débat dans notre pays ("Immigration: l'enquête qui dérange" nº2149). Loin d'être la Marie-couche-toi-là des pays européens, comme le crient certains, la France n'est pas très accueillante. Des pays de l'OCDE, seul le Japon la devance dans la course aux frontières bouclées. L'Allemagne est beaucoup plus ouverte que nous, et la Suisse en est la championne. Alors que les sondages montrent que nos compatriotes croient que 25% de la population viennent d'ailleurs, en réalité ils n'en sont que 8,2%.
Cette chimère de l'immigration sert à beaucoup. Pour la gauche, cette soi-disant ouverture à la diversité est preuve que la France est toujours la terre de l'asile, le pays des droits de l'homme. Pour l'extrême-droite, c'est un épouvantail que l'on agite devant nous: nous allons nous laisser noyer par un raz de marée humain qui détruira les vestiges de notre langue et notre civilisation. Or il n'en est rien.
"Pas une race mais une nation?" Mais une nation qui est un peu plus accueillante que le Japon. Par contre, la France a très souvent servi de terre d'asile pour des personnes refusées ailleurs, même des Américains tels que Eldridge Cleaver. Nous avons une double France, ouverte et fermée, accueillante et repoussante.
La France, j'y crois. C'est mon pays. Mais quelle France? Voilà la question. D'après ma propre expérience, il y a une France repliée sur elle-même, méfiante, peureuse, qui manque de confiance en elle-même, dans les principes de sa République, et qui doute de la valeur de sa civilisation. Il y a une autre France, qui baptise ses rues aux noms de génies, Français ou non. À côté de chez moi il y a Mozart, Donizetti, Ravel, Gros, Lecomte de Lisle. Les rues de ma ville de ma naissance avaient comme noms... Orme, Châtaignier, Érable.
Cette France apprécie l'excellence, et la cherche dans toutes les activités humaines. Elle accorde une importance primordiale à la raison, l'intelligence humaine, mais aussi à la vie émotionnelle. Elle invente, elle crée, elle rêve, non seulement pour ses propres ambitions mais pour l'humanité toute entière. Cette France ne sait vivre sans la liberté, et elle se battra jusqu'au bout pour l'avoir.
On me dira que ce n'est qu'une "certaine idée de la France." Cette image, "telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs," n'existe pas plus que la première, la Trouillarde. Mais les deux ensembles donnent une image qui permet de réfléchir plus profondément à notre identité nationale. Par exemple, durant la deuxième guerre mondiale, la France a déporté environ 25% de sa population juive, les livrant plus ou moins sciemment à ses bourreaux. Mais la France a caché, "l'autre" 75%, ce qui explique pourquoi elle a aujourd'hui la plus grande population juive de l'Europe. La veulerie et l'héroïsme mélangés. Vichy et la France combattante, toutes les deux un seul phénomène.
D'après son fils Philippe, Charles de Gaulle disait que le vice français était l'envie, "une émotion de vaincu." Soit. Mais un autre grand vice, c'est l'orgueil. Depuis toujours, notre peuple chasse l'excellence, et dès qu'elle est atteinte dans un domaine quelconque, nous nous targuons d'une prétendue supériorité inhérente aux Français, ce qui nous aveugle quant aux défauts qui s'accumulent avec le passage du temps. L'excellence est toujours à reconquérir. Napoléon avait battu l'armée prussienne à Iéna en quelques minutes. 64 ans après, la revoilà à Sedan. On les aura!
Plus prosaïquement, après avoir inventé la Coupe du monde en 1928, l'équipe nationale la gagne finalement en 1998. Liesse générale! Quatre ans après, convaincus de leur supériorité innée, les Bleus sortent par la petite porte, battus sans avoir marqué un but. 2006, laborieux retour au sommet, finalement manqué d'un centimètre; 2010, la descente aux enfers.
L'orgueilleuse vaincue se laisse entrainer par l'envie. Cette oscillation caractérise notre histoire. La France ouverte, pleine de vie, passe par la trappe pour devenir mesquine, rancunière. Et enfin se refait. Où en sommes-nous aujourd'hui?
Nous devons réformer notre système d'immigration, tout le monde est d'accord. (Mais aussi nos idées reçues sur l'émigration, car il existe une France en dehors du métropole.) Ceux qui veulent s'installer en France doivent apprendre le français, avoir des notions de notre histoire, connaître la civilisation française, pour prêter serment à la Constitution de la République.
Il faudra respecter la loi, vouloir travailler ou mieux, fonder une entreprise, et participer pleinement aux devoirs du citoyen, voter, payer ses impôts, aider sa communauté à prospérer, et ceci d'abord sur le plan social. Si les immigrés dûment naturalisés désirent changer quelque chose, qu'ils utilisent tous les moyens républicains pour faire des réformes.
La France doit beaucoup à ses citoyens: veiller sur leur liberté, nourrir leur solidarité les uns avec les autres, et scrupuleusement pratiquer l'égalité des chances pour tous. Or voilà la nuisance réelle de notre époque: laisser libre sans exiger une quelconque responsabilité sociale, diviser les Français en les montant les uns contre les autres, tolérer un ascenseur social non seulement bloqué mais détourné en faveur des enfants des nantis.
Voilà ce qu'il faut changer. Nous ne pouvons pas ressusciter un passé plutôt imaginé que réel. Alors faudra t-il faire des choix. Jouissons-nous de la présence mondiale de la France des DOM-TOM, des deux millions de Français expatriés, représentés par leurs députes et sénateurs, les centaines de millions de francophones, et sachons adapter l'immigration aux besoins de cette France du monde entier. Ou alors refugions-nous derrière les barrières peu poreuses de nos frontières hexagonales, nous cabrant devant la mondialisation. Mais le monde ne mérite pas ça. La France dont nous sommes tous les héritiers mérite mieux aussi. Beaucoup mieux.
Finalement, la République. Nous oublions souvent à quel prix elle a été gagnée. Notre pays a caracolé entre monarchie, dictature, et démocratie depuis presque deux siècles et demi, jusqu'en 1958. C'est la République qui fait des Français une nation et non une race. C'est elle qui garantit nos droits, y compris la liberté de religion. Or, comme disait le grand démocrate français Marc Sangnier, "la démocratie ne se défend pas, elle se fonde." Notre démocratie est toujours à refaire. Chaque génération doit la refonder. Voilà la vraie dimension de la crise actuelle, car les débats sur l'immigration ne sont qu'un leurre. Il y a urgence de refonder notre démocratie. Ou alors la perdre.
12/12/2013, Pierre Whalon
Source : HuffPost