mardi 26 novembre 2024 02:45

Des "nativistes" à Donald Trump, cette Amérique xénophobe

Invasion des catholiques irlandais, machination des juifs au sommet de l'État, infiltration des bolcheviks venus de l'Est... La peur de l'étranger n'a jamais quitté le débat politique dans la patrie de l'Oncle Sam.

Paradoxal sur une terre d'immigration, le mouvement «nativiste», né dès les lendemains de la guerre d'Indépendance, vise à conserver à la République transatlantique sa pureté anglo-saxonne originelle. Les immigrés irlandais, bientôt jetés sur ses rivages par la «grande famine» de 1848, sont accusés de corrompre par leur nombre et leur allégeance supposée aux consignes du Vatican les mécanismes subtils du système représentatif. «Aux Etats-Unis, observe alors Alexis de Tocqueville, la majorité se charge de fournir aux individus une foule d'opinions toutes faites. Je ne connais pas de pays où l'indépendance d'esprit est moins grande !» Pour ces précurseurs de Trump, le bon usage de la démocratie est d'abord affaire de peau. L'invasion «papiste» obéit à un plan machiavélique des monarchies européennes qui déversent, à dessein, sur les côtes leurs foules de miséreux fanatiques et analphabètes.

En 1836, The Awful Disclosures Of Maria Monk («les Affreuses Révélations de Maria Monk»), pamphlet antipapiste, plein d'évêques lubriques et de nonnes consentantes, s'est vendu à plus de 30.000 exemplaires ! Pour les «nativistes», l'intérêt de l'Amérique est déjà de se claquemurer derrière ses océans et de rompre avec les fariboles universalistes. D'entrée de jeu, deux camps se disputent la destinée du pays de la «grande promesse». D'un côté, les hérétiques du protestantisme, chassés d'Angleterre par les persécutions, mais que leurs tribulations n'ont rendu en rien plus réceptifs à l'héritage des Lumières. De l'autre, les héritiers de Thomas Jefferson, qui inscrivent, toutes religions confondues, la quête égalitaire du bonheur comme principe fondateur du nouvel Etat. Hantés par l'imminence d'un complot des Jésuites, les nativistes décident de se rebaptiser «know nothing» («ne savent rien») pour déjouer les manigances des espions de la papauté, acharnés à détruire l'Amérique protestante. Une mise en condition qui se solde par une flambée d'émeutes anticatholiques jusqu'à l'élection, en 1844, d'un nativiste avoué comme maire de Philadelphie.

«LES RÉPUBLICAINS FRANÇAIS SONT DES CRÉATURES INFERNALES QUI AGISSENT COMME DES DÉMONS»

Ces furieux redoutent pareillement les progrès de l'athéisme, importé, clament-ils, par la poignée de proscrits français réfugiés à New York. Chez les prêcheurs yankees, ancêtres des actuels «prédicateurs cathodiques», les souvenirs des débordements populaciers de la Révolution ont laissé des traces. «Y a-t-il quelqu'un dans cette assemblée qui peut hésiter à conclure que non seulement le christianisme mais toutes les autres religions ont été abolis en France ? Les républicains français sont des créatures infernales qui agissent comme des démons», assène le révérend David Osgood devant ses paroissiens bostoniens. Il est vrai que nos quarante-huitards et les Irlandais ne font rien pour s'attacher la bienveillance des sectes baptistes ou évangélistes. En 1855, ces «red Frenchies» constituent un bon tiers de la population de l'Etat de New York - la proportion diminuera ensuite avec l'afflux d'immigrants polonais, italiens ou juifs. Ils tranchent sur leurs voisins par leur refus de reconnaître le moindre mérite à leur pays d'accueil. «L'Amérique est un colosse informe, voleur comme une pie, meurtrier comme un tigre, qui s'octroie le titre de République modèle», enrage dans une lettre à son épouse l'ouvrier anarchiste Joseph Déjacques. Socialistes proudhoniens ou blanquistes survoltés, les Français de New York brûlent de transformer la future Mecque de la spéculation boursière en base arrière de la révolution mondiale ! Le Journal Of Commerce juge ainsi urgent de rappeler à ces enragés les termes du Sedition Act, la loi destinée à mettre au pas les «fauteurs d'émeutes et d'insurrections».

Rejeton meurtrier du sursaut nativiste, le Ku Klux Klan est fondé, en 1866, par six vétérans sudistes pour maintenir les Noirs, tout juste affranchis, «à leur vraie place» et «venger la noble cause» de la confédération esclavagiste. Tout de suite, le Klan marque son territoire par des centaines de lynchages de récalcitrants, perpétrés au clair de lune et contemplés «en famille», le samedi soir, comme l'attestent de nombreux clichés. Son ascension est fulgurante et il ne compte pas moins de 2,5 millions d'adhérents en 1920 ! Surtout, les shérifs, juges, maires ou gouverneurs du «Vieux Sud» auront besoin, pendant près d'un demi-siècle, de son investiture tacite pour être élus. Jusqu'au milieu des années 60, ses «chevaliers encagoulés» susurrent aux électeurs à l'entrée des bureaux de vote : «Souviens-toi que tu es blanc !»

La peur du rouge

L'AMERICAN PROTECTIVE ASSOCIATION RELÈVE «LA PROPORTION ÉLOQUENTE» DE JUIFS DANS L'ÉTAT-MAJOR DE LA RÉVOLUTION RUSSE

L'Amérique, pourtant, triomphe après sa contribution décisive à la victoire sur l'armée du kaiser. Contre toute attente, le succès de ses armes sur fond de victoire des bolcheviks en Russie ébranle son credo. L'opinion est mûre pour la première red scare («phobie des rouges»). Qui peut dire, en effet, au printemps 1919, si les «sammies» n'ont pas rapporté dans leurs paquetages le virus du bolchevisme en plus des maladies vénériennes ? A titre préventif, 101 militants de l'International Workers Of The World (IWW) écopent de dix à vingt ans de réclusion pour s'obstiner à clamer leur soutien aux bolcheviks et s'être opposés à la conscription. Alors que Paris se dissipe et acclame la «Revue nègre», les ligues de vertu font les gros yeux. Pendant du Klan dans les Etats du Nord, l'American Protective Association compte 500 000 adhérents et relève «la proportion éloquente»de juifs dans l'état-major de la révolution russe. Elu président en 1920, le républicain Warren Harding entérine la prohibition, la liquidation de vive force des syndicats «radicaux» et la mise en place de quotas pour les immigrés asiatiques et est-européens. «Méprisons les faiblards qui dénoncent ces prétendues attaques contre la liberté !» tranche le Washington Post. Après l'adoption, en 1924, de l'Immigration Act, 80 % des visas d'entrée seront réservés en priorité à des immigrés ouest-européens ou scandinaves.

Avec ses banquiers aux abois, ses chômeurs affamés et ses rednecks en déshérence, la Grande Dépression va fournir une audience inespérée au père Coughlin, un tonitruant démagogue en soutane. Pourvu d'une voix «à réveiller les morts», Coughlin dénonce en vrac dans ses prêches radiodiffusés les banquiers apatrides, les «insanités» de Hollywood, les décolletés de Mae West et, surtout, la malfaisance de Franklin Roosevelt, «le bolchevik en smoking», auteur du «Jew Deal» (la «Donne juive»), qui a l'impudence d'occuper le Bureau ovale.

Parano du capitole

Au sommet de sa gloire, le «prédicateur des ondes» est écouté par 45 millions d'auditeurs et son meeting à New York va rassembler 18 000 fidèles gonflés à bloc. Prévoyant, le fighting priest arrondira sa cagnotte avec les billets de 1 dollar joints au million de lettres expédiées, chaque semaine, à son imposant secrétariat. Une précaution judicieuse, car sa popularité va s'effondrer lorsqu'il s'acharnera à dénoncer, après 1941, «la guerre décidée par l'infirme de la Maison blanche pour sauver les juifs !»

La victoire de 1945, suivie de la guerre froide, amènera un prédicateur d'un autre genre, le bouillant Joseph McCarthy, soiffard invétéré que l'on aperçoit plus souvent à la buvette du Capitole que dans les lieux de culte. Jusqu'en 1950, le sénateur du Wisconsin ne s'était signalé que par sa campagne contre le rationnement du sucre, une survivance des restrictions de la guerre. Les conditions sont à nouveau propices pour enfourcher le canasson de l'anticommunisme, même si, la prospérité revenue, le PC américain est réduit à la dimension d'un groupuscule. En attendant, les GI meurent en Corée, la Chine a viré au rouge et les époux Rosenberg viennent d'être arrêtés pour espionnage alors même que l'URSS, contre toute attente, brandit sa première bombe H ! Une pareille accumulation de camouflets prouve, clame McCarthy, que la trahison prospère en haut lieu, au sein même de l'administration Truman et d'abord dans les couloirs du Département d'Etat. De fait, Alger Hiss, ex-conseiller de Franklin Roosevelt à la conférence de Yalta, vient tout juste d'être reconnu coupable d'espionnage au bénéfice du Kremlin. C'est le cauteleux Richard Nixon, «bouffeur de rouges»impeccable et futur dauphin d'Eisenhower, qui lui a porté l'estocade au cours d'un procès retentissant.

L'ARMÉE, ARCHE SACRÉE DE L'AMÉRICANISME

Dans le duel Hiss-Nixon surgit un thème, exploité à fond, jusqu'à aujourd'hui, par les champions de «l'Amérique profonde». Les «têtes d'œuf», surtout quand elles sont «bien nées», ont la trahison dans le sang ! Pour son malheur, Hiss a fait Harvard tandis que Nixon brandit constamment son passé de boursier surgi de sa province... McCarthy se présente lui aussi en vrai «fils du peuple», chaque fois qu'il extirpe de sa poche une mystérieuse liste de 205 fonctionnaires, «couverts par leurs supérieurs» qui travaillent à temps plein pour le Kremlin ! Prié de donner des noms, l'imprécateur va être acculé, pour rester à la une, à une délicate fuite en avant... Comédien consommé, il accuse coup sur coup le secrétaire d'Etat, Dean Acheson, le général Marshall, «sauveur de l'Europe», et diverses figures illustres de la CIA et du Pentagone d'avoir couvert par leur jobardise... l'infiltration d'agents communistes. Une surenchère de trop, car l'armée, arche sacrée de l'américanisme, est par définition intouchable. Par 67 voix, contre 22, McCarthy est désavoué par le Sénat. «De toute façon, j'ai toujours refusé de participer, avec un pareil putois, au concours de celui qui pisserait le plus loin !» conclut Eisenhower, élu président en 1954.

Délaissé par les médias et devenu infréquentable, le Torquemada du Wisconsin trépasse, trois ans plus tard, de ses excès de boisson. Trois cent mille fans éplorés assistent quand même à ses funérailles. Léchant leurs plaies, les rescapés du New Deal respirent. Trop vite sans doute, car McCarthy a fait des petits et les républicains modérés, taxés de «mollesse», vont devoir endurer, jusqu'à l'actuelle campagne, les outrages des ultras.

UN ETAT «SOCIALISANT ET BUDGÉTIVORE»

En 1964, l'impétueux Barry Goldwater vole ainsi au très affable Nelson Rockefeller l'investiture du parti. Le gouverneur de l'Etat de New York renâcle, en effet, à utiliser «si nécessaire» la bombe atomique au Vietnam, à répudier l'intégration raciale et les programmes sociaux de la Great Society de Lyndon Johnson, ultime avatar du New Deal. La plate-forme électorale de Goldwater se nourrit déjà des postulats qui assureront, plus tard, les victoires de Ronald Reagan et de Baby Bush, avant de constituer le fond de sauce de la campagne Trump. Pour eux, l'Amérique marche sur la tête depuis 1945 ! Un Etat «socialisant et budgétivore» toléré par les modérés du Parti républicain a transformé les petits-fils des pionniers en assistés. Il faut croire qu'en 1964 l'Amérique n'est pas encore accoutumée à un pareil réquisitoire, devenu, depuis, la norme dans ce qui fut le parti de Lincoln. Elle plébiscite Johnson avec 61 % des suffrages et renvoie Goldwater dans son ranch d'Arizona.

Reagan intronise les néocons 

Humilié par Kennedy, en 1960, mais vainqueur haut la main, en 1968, Richard Nixon tranche sur Goldwater par son sens aigu des enjeux diplomatiques et sa capacité à rebondir jusqu'à ce que la débâcle du Watergate le mette hors jeu. Elu sur la promesse de faire la paix au Vietnam, il amorce de fait la «vietnamisation» de la guerre, seul expédient possible : assurer le rapatriement des GI. Dûment briefé par André Malraux, il ose dans la foulée rencontrer Mao et reconnaître la Chine rouge, afin de prendre à revers l'adversaire soviétique et déconcerter son électorat. Pas pour longtemps, car, après l'intermède chaotique du gentil Jimmy Carter, Ronald Reagan, élu en 1980, va user en virtuose du désarroi de ses compatriotes, déboussolés par l'humiliation de l'Amérique au Vietnam et les sommations des mollahs. A droite toute ! La secte néoconservatrice qui a nourri l'argumentaire de sa campagne va hanter pendant trente ans les couloirs du pouvoir. Impossible de comprendre l'annexion jusqu'à aujourd'hui du parti d'Eisenhower par son aile ultra sans rappeler les circonstances de ce putsch à froid.

«UN NÉOCONSERVATEUR EST UN ANCIEN PROGRESSISTE QUI S'EST FAIT BRAQUER SON PORTEFEUILLE PAR UN VOYOU»

«Un néoconservateur est un ancien progressiste qui s'est fait braquer son portefeuille par un voyou», résume, au mitan des années 60, William Kristol, le doctrinaire du mouvement. Ce prophète du pire est déjà hanté par la conviction que l'Amérique rongée par sa passion de l'autodénigrement est promise, sauf sursaut, à la décadence et au chaos. De fait, sur les campus, la crémation de son drapeau, à la suite de la déconfiture de son armée au Vietnam, tient du geste réflexe. L'extrême gauche yankee écrit «AmeriKa» avec le K majuscule des trois initiales du Ku Klux Klan. Un fatras masochiste qui exaspère, déjà, la classe ouvrière blanche, future base sociale de Donald Trump. Déjà s'amorce le consternant chassé-croisé qui va dépouiller le parti de Roosevelt de son électorat et transformer les républicains protecteurs du big business en défenseurs «naturels» de l'Amérique laborieuse.

En moins d'un demi-siècle, les héritiers de Reagan vont fédérer, contre toute attente, les milieux d'affaires, les ouvriers blancs en voie de déclassement et les 50 millions de chrétiens évangéliques, ravis de l'aubaine. «Les démocrates, eux, se sont bornés à envahir les départements littérature des universités et à se barricader dans la défense des minorités», ironise le sociologue Todd Gitlin. Tant et si bien que Hillary Clinton passe pour la candidate des nantis quand l'homme d'affaires Donald Trump parle au nom des classes populaires.

TRUMP CONTINUE À FUSTIGER LE «PÉRIL LATINO»

Avec ses imprécations homicides, sa mèche peroxydée et ses allusions fielleuses à la virilité flageolante de ses concurrents républicains, Donald Trump a retenu la leçon pour s'attacher les suffrages des vaincus de la mondialisation, affolés par la «déferlante latino» et délaissés par le Parti démocrate. «Chaque fois que les pontes républicains le désavouent ou flétrissent son affligeante bassesse, il fait salle comble», se désole Tony Gaenslen, ex-avocat des syndicats. Le procédé n'est pas neuf. Relayé par la grosse caisse de Fox News, la chaîne pousse-au-crime de Rupert Murdoch, Trump se contente de puiser dans les tréfonds de l'histoire américaine. «Donnez-moi un préjugé et j'ébranlerai le monde», avertissait l'écrivain Gabriel Garcia Marquez... Il n'en manque pas, dans l'histoire des Etats-Unis. Qu'importe s'il choque les bien-pensants, l'inénarrable Trump continue à fustiger le «péril latino», en se prévalant, comme jadis les nativistes, d'une étincelante ascendance anglo-saxonne. Comme si son aïeul, Friedrich Trump, à l'origine de sa présente magnificence, avait ratifié la Déclaration d'indépendance voire embarqué, avec les Pilgrim Fathers, sur le May Flower...

Un ancêtre encombrant, car l'entreprenant Friedrich avait, en fait, créé dans le Grand Nord une chaîne de maisons closes, fréquentées par les prospecteurs de la ruée vers l'or et recommandées, spécifiaient les affiches, «aux hommes seuls» ! Une ascendance fâcheuse pour son petit-fils qui persiste à faire conspuer, lors de ses meetings, la «Welfare Queen», cette mère célibataire aux mœurs dissolues qui se fait les ongles pendant que les contribuables méritants s'acharnent à l'entretenir...

06 Novembre 2016, Eric Dior

Source : marianne.net

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