Les agences accusées de fournir une main d'oeuvre low-cost aux pays européens sont souvent tenues pour responsables du travail forcé dans des pays émergents. L'éclairage de l'ONG RH sans frontières.
Dans certains pays émergents, les migrants se voient supprimer leurs passeports. "L'entreprise ou l'agence peuvent ainsi les faire expulser pour n'importe quelle raison, sans protection syndicale ou gouvernementale."
Le débat sur la protection des travailleurs détachés dans l'Union européenne (UE), qui vise à renforcer leur protection, a jeté un nouveau coup de projecteur sur un rouage essentiel des flux de travailleurs migrants dans une économie globalisée: les agences de placement.
Parfois accusées de fournir du travail low-cost ou de créer du dumping social dans les pays développés, elles sont aussi souvent tenues pour responsables du travail forcé dans les économies émergentes. Selon l'Organisation internationale des migrations (OIM), le nombre des migrants dans le monde a bondi de 150 millions de personnes en 2000 à 214 millions aujourd'hui.
Leur sort nous concerne car au bout de la chaîne de sous-traitance, ils interviennent dans la fabrication de nos produits de consommation. Dans des zones économiques développées telles que l'Europe, ces travailleurs sont soit détachés dans le cadre d'une opération de sous-traitance d'une entreprise de leur pays, soit mis à disposition dans une société étrangère au travers d'une agence de placement. Ils se rencontrent principalement dans les BTP et dans l'agriculture.
Pour sensibiliser aux droits de l'homme au travail, RHSF lance un concours international de dessins. Chacun représentera un droit essentiel. Les oeuvres retenues par des jurys de travailleurs migrants et de dessinateurs internationaux seront affichées dans les entreprises.
Un autre phénomène se développe depuis quelques années, connu sous le nom de migration pour le travail sud-sud, avec de très nombreux travailleurs quittant leurs pays d'origine -Indonésie, Philippines, Birmanie...- pour un emploi dans des pays d'accueil souvent très demandeurs. Par exemple, les travailleurs migrants représentent 94% de la main d'oeuvre du Qatar, 34% à Singapour, et 25 à 35% en Malaisie.
En Europe comme au "sud", la plus grande part des mouvements entre les pays d'origine et les pays d'accueil passe donc par ces agences de placement ou d'intérim, qui font le lien entre les demandeurs d'emploi et les entreprises en recherche de main d'oeuvre. Or ce passage obligé place les travailleurs migrants à la merci d'un système souvent opaque et aux multiples risques.
Salaires tirés vers le bas et conditions sociales bafouées
Dans l'UE, la directive sur les travailleurs détachés de 1996 encadre les conditions de salaires et de protection sociale de ces migrants. Mais dans des secteurs comme le BTP, le recours à ces travailleurs via des sociétés européennes de travail temporaire s'accompagne souvent de salaires tirés vers le bas et de conditions sociales bafouées.
La situation est encore plus critique dans les économies émergentes, notamment en Asie du Sud-Est ou au Moyen-Orient: Qatar, Arabie Saoudite, etc. Les accords entre Etats y sont souvent inexistants, les migrants mal informés de leurs droits, les donneurs d'ordre peu regardants sur les conditions d'embauche chez leurs sous-traitants, et les intermédiaires à l'origine de pratiques menant au travail forcé.
Les études menées sur place dans des entreprises d'Asie du Sud-Est par notre ONG Ressources humaines sans frontières ont révélé que les agences d'emploi, dans les pays d'origine des travailleurs migrants comme dans les pays d'accueil, contribuaient fortement à des situations de travail forcé, tel que défini par le Bureau international du travail: "toute forme de travail non volontaire imposée sous la menace d'une sanction", dont les retenues sur salaires ou la confiscation des passeports, mais également "un labeur long et pénible, effectué dans des conditions très difficiles et très peu rémunérées".
Ainsi, les contrats signés avec l'agence de recrutement du pays d'origine ne correspondent pas toujours à ceux présentés par une autre agence lors de l'arrivée du migrant dans le pays d'accueil. Ou encore, lorsqu'ils existent, les contrats sont rédigés dans une langue que ne comprend pas le travailleur et les conditions de travail dans le pays d'accueil ne sont pas précisées.
Le travailleur migrant ne sait pas qui est vraiment son employeur
Dans le pays d'accueil, les frais obligatoires liés à son emploi sont à la charge du salarié: transports sur place, examen de santé, visa de travail, et même rapatriement en cas d'accident du travail. Etant donné la multiplicité des intermédiaires -agences de placement, entreprise...- le travailleur migrant ne sait pas qui est vraiment son employeur et vers qui se retourner en cas de problème.
Par ailleurs, le remboursement des frais de recrutement dans le pays d'origine peut représenter jusqu'à plusieurs années de salaire. Les travailleurs accumulent ainsi des dettes énormes avant même d'avoir commencé à travailler et sont contraints, de ce fait, de faire des heures supplémentaires très importantes pour s'acquitter de leur dû.
Enfin, les migrants se voient généralement supprimer leurs passeports le temps de leur engagement, pour leur interdire de changer d'entreprise sur place ou de quitter le pays. L'entreprise ou l'agence peuvent ainsi les renvoyer dans leur pays ou les faire expulser pour n'importe quelle raison, sans protection syndicale ou gouvernementale.
Dans les économies développées comme dans les pays émergents, l'amélioration du sort de cette main d'oeuvre dépend, dans des proportions variables, de quatre principaux verrous: les institutions internationales, les Etats, les entreprises et donneurs d'ordre, et une meilleure information des travailleurs migrants. En Europe, le durcissement par les gouvernements de l'application de la directive sur les travailleurs détachés décidé récemment à Bruxelles, même limité puisque certaines clauses ne s'appliqueront qu'au secteur du BTP, permettra de corriger certaines dérives.
Aux institutions internationales et aux donneurs d'ordre de faire pression
Dans les économies émergentes, il est illusoire de penser que le changement puisse être mis en oeuvre par les Etats seuls. Les institutions internationales comme l'OCDE, l'OMC ou l'UE peuvent faire pression en incluant des clauses spécifiques dans les échanges commerciaux ou les financements de projets. Les conditions d'attribution des aides internationales pourraient représenter un formidable levier de changement pour faire respecter les droits de l'homme au travail, et notamment lutter contre le travail forcé.
Un autre facteur d'évolution peut incomber aux donneurs d'ordre. Dans certains cas, ils agissent déjà sur leur chaîne de sous-traitance pour l'amélioration des conditions de travail des employés au travers de codes de conduite et, parfois, d'audits de suivi. Mais ce n'est pas suffisant. Ils devraient également se renseigner très précisément sur les risques sociaux comme le travail forcé dans les pays de sous-traitance, et se préoccuper des conditions de recrutement des entreprises locales, et donc des agissements des agences de placement des pays d'origine et d'accueil des migrants.
Enfin, une information des travailleurs sur leurs droits fondamentaux, directement ou au travers de syndicats et ONG, est indispensable. Malheureusement, ces migrants sont souvent illettrés ou ne pratiquent pas la langue du pays d'accueil.
Les décisions des ministres du Travail de l'UE sur la situation des travailleurs détachés vont dans la bonne direction. Elles doivent être l'occasion d'une prise de conscience plus large de la communauté économique internationale des conditions d'emploi et de vie des migrants dans les entreprises des pays émergents.
16/12/2013, Martine Combemale
Source : lexpress.fr