lundi 25 novembre 2024 00:08

En Tunisie, les étudiants subsahariens dénoncent les discriminations

Dans une lettre ouverte adressée la semaine dernière au président Moncef Marzouki, l'Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie (AESAT) souhaitait alerter les autorités publiques sur les discriminations subies par les étudiants subsahariens dans un pays où la condamnation du racisme n'est pas inscrite dans la Constitution. JOL Press s'est entretenu avec Blamassi Touré, président de l'AESAT.

« Monsieur le Président, en ces moments de crise, d'instabilité et de difficulté, nous ne comprenons pas pourquoi les amis de toujours du peuple tunisien, ces amis qui sont restés malgré tout aux côtés de ce peuple avant, pendant et aux lendemains de la révolution tunisienne, sont aujourd'hui l'objet de si peu de considération et d'humanité », écrit l'AESAT dans une lettre ouverte adressée au président Moncef Marzouki.

« Nous avons encore plus de mal à comprendre pourquoi ces étudiants qui ont choisi par amour la Tunisie comme destination d'étude subissent de la part de certaines administrations autant d'injustices que cette lettre ne suffirait pour vous l'exprimer ».

JOL Press : Comment la situation des étudiants subsahariens en Tunisie a-t-elle évolué depuis la révolution de 2011 ?

Blamassi Touré : Les révolutions entraînent toujours une période de grand questionnement. Si on se pose la question de la situation des étudiants subsahariens, celle-ci s'est dégradée. Maintenant, la question est de savoir si cette dégradation est du fait de la révolution ou bien du fait qu'en ce moment, les autorités en place consacrent peut-être moins d'importance aux préoccupations des étudiants subsahariens.

Cela se manifeste notamment par leur silence lorsque des étudiants subissent des persécutions, ou doivent payer des pénalités douanières injustifiées. Aujourd'hui, on peut dire de façon claire que 75% des étudiants subsahariens présents sur le sol tunisien sont en situation irrégulière à cause des problèmes de l'administration tunisienne.

On est tous satisfaits de la révolution tunisienne, de la liberté de la presse, et de toutes les avancées. Mais il y a beaucoup de préoccupations dont dépend l'avenir de la Tunisie. L'enseignement supérieur privé tunisien ne pourra pas s'en sortir s'il n'arrive pas à résoudre le problème des étudiants subsahariens.

JOL Press : Quelles sortes d'agressions subissent-ils ?

Blamassi Touré : Nous avons recensé plusieurs cas de tentatives de viol, dont certains ont été portés à l'attention des autorités mais n'ont reçu aucune réponse. Nous avons aussi recensé des cas d'agression où la police est intervenue mais a interpellé les présumés coupables pour consommation d'alcool sur la voie publique et non pour l'acte qui leur était reproché.

Il y a aussi eu le cas d'une jeune fille qui a été agressée publiquement au Passage [une place de Tunis]. Un étudiant tunisien est intervenu et a remis l'agresseur aux mains des autorités. Le dossier a été donné au Procureur de la République, qui l'a classé sans suite...

Il y a aussi eu le cas du 29 avril dernier qui a été le plus médiatisé [des Tunisiens ont attaqué un immeuble d'étudiants noirs-africains à Tunis]. Un des agresseurs a crié « Ben Ali n'est plus là, ici c'est pas l'Afrique, rentrez chez vous ! ». Le dernier cas en date est celui d'un jeune ivoirien arrêté par la police en civil qui n'ont pas présenté leurs papiers. Le jeune a pris la fuite et a été brutalisé, arrêté et inculpé pour détérioration du matériel public. Heureusement, il a gagné le procès qui s'est soldé par un non-lieu.

JOL Press : Que dit la législation tunisienne sur les agressions racistes ?

Blamassi Touré : La loi tunisienne considère que le racisme n'existe pas. Il n'est pas inscrit dans la Constitution, parce qu'on dit que la Tunisie est un État musulman et le racisme est un acte anti-islamique.

JOL Press : Y a-t-il des différences de traitements entre les étudiants subsahariens et les étudiants tunisiens ?

Blamassi Touré : Oui, évidemment. C'est clair que les étudiants tunisiens sont chez eux. Simplement, quand nous posons des questions à nos amis tunisiens, eux non plus ne sont pas satisfaits de la situation, et à juste titre. Ils aspirent aussi à plus de justice. Quand la situation est difficile dans un pays, elle l'est pour l'autochtone, mais l'étranger le ressent doublement, parce qu'il n'est pas chez lui.

Aujourd'hui, nous parlons beaucoup de la question des cartes de séjour et des situations irrégulières. Pour venir étudier en Tunisie, l'Afrique est divisée en trois zones : les étudiants qui viennent de la Mauritanie, qui ont un sauf-conduit pour tout parce qu'ils sont ressortissants d'un État membre de l'Union africaine ; ceux qui viennent de la Côte d'Ivoire, du Mali, du Sénégal et du Niger – États qui bénéficient d'une représentation diplomatique de la Tunisie –, ont un délai de trois mois lorsqu'ils arrivent en Tunisie pour faire leur demande de carte de séjour.

Tous les autres n'ont qu'une semaine pour récolter diverses pièces et documents dont certains sont impossibles à obtenir en moins d'un mois. Après le délai passé, les étudiants rentrent dans une phase de pénalité où ils doivent payer 20 dinars par semaine. Et certains étudiants subsahariens, qui ont obtenu une place dans une université française, ne peuvent parfois pas quitter le territoire tunisien parce qu'ils n'ont pas obtenu leur carte de séjour définitive.

Il faut par ailleurs noter que les étudiants subsahariens, qui sont 8000 en Tunisie, apportent économiquement au pays une somme de plusieurs millions de dinars. Chaque étudiant dépense en moyenne 10 000 dinars par an (5000 euros par an). Pourquoi le gouvernement tunisien doit alors nous traiter de la sorte, alors que l'on a fait confiance à la compétence et au savoir-faire tunisien ?

JOL Press : La situation est-elle plus difficile qu'au Maroc ?

Blamassi Touré : Il y a une différence nette. La différence, c'est qu'au Maroc les autorités publiques montent au créneau quand ça ne va pas. Le roi vient aussi de faire voter une loi en faveur des travailleurs migrants. En Tunisie, personne n'intervient, c'est ça le problème. On est face à un déni et une ignorance totale des autorités.

Avant d'en arriver à écrire une lettre ouverte au président tunisien, nous avons écrit plusieurs courriers aux autorités publiques, notamment au Ministère de l'Intérieur. Le ministre de l'Enseignement supérieur et de la recherche scientifique, au mois de mai, s'est proposé lui-même de transmettre de notre part au ministre de l'Intérieur l'un de nos courriers. Et nous n'avons toujours pas eu de réponse.

JOL Press : Pensez-vous recevoir une réponse à votre lettre ouverte au président tunisien ?

Blamassi Touré : Oui. Je ne pense pas que depuis la révolution il y a eu beaucoup de lettres ouvertes adressées au président Marzouki, nous pensons aussi qu'il est un défenseur des droits de l'homme, et à ce titre il a plusieurs fois déclaré que la Tunisie devait se rapprocher de ses voisins africains et défendre l'identité africaine.

Pour que la situation s'améliore, il faudrait qu'il y ait un geste clair. Nous avons émis un certain nombre de propositions, comme la création d'une commission interministérielle afin de plancher une bonne fois pour toute sur la question. Mais le problème du racisme ne sera pas résolu si l'on n'obtient pas une participation totale de la société civile.

3/10/2013, Anaïs Lefébure


Source : JOL Press

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