dimanche 24 novembre 2024 23:39

France/Politique migratoire : «Un impensé de la gauche»

Le gouvernement est placé devant son manque de réflexion en matière de politique migratoire. Pierre Henry, directeur général de l’association France Terre d’asile, a répondu à vos questions.

Plovdiv. Le vrai scandale n’est-il pas qu’il ait fallu quatre ans pour les expulser ?

Pierre Henry. L’accès aux procédures d’asile, les délais d’instruction, sont depuis dix ans très longs. Près de deux ans en moyenne. A l’issue de ces procédures, les personnes déboutées sont le plus souvent placées dans une situation de ni expulsés, ni régularisés. Le cas de la famille Dibrani est exemplaire de cette situation.

La véritable réflexion doit porter sur le raccourcissement des délais de procédures, sur les garanties à apporter aux demandeurs, et sur le positionnement de l’Etat à l’issue.

Henry. A l’heure où tout est «budgétisé», peut-on savoir combien coûte en moyenne 1) une demande d’asile, 2) un asile accordé ?

P. H. La prise en charge d’un demandeur d’asile coûte annuellement entre 7 500 euros et 9 000 euros, beaucoup moins qu’aux Pays-Bas (le coût est de 17 000 euros) ou qu’au Royaume-Uni (28 000 euros).

Marie Bailac. Tous les jours, des familles avec enfants sont expulsées sur décisions de justice lorsqu’elles ont épuisé tous les recours… Doit-on pour autant accorder carte de séjour, régularisation ou droit d’asile à tous, dès lors qu’un des enfants est scolarisé ?

P. H. Ma position est claire : je défends le droit d’asile, et une procédure juste et équitable pour tous. A l’issue de cette procédure, le demandeur d’asile débouté peut être éloigné, si celà ne contrevient pas aux conventions internationales. Ou alors il est régularisé, mais on ne peut le laisser dans cet entre-deux juridique, comme c’est le cas depuis plus de dix ans.

Alexandre. Comment peut-on proposer à une adolescente de quitter sa famille pour venir suivre, seule, ses études en France ? Et pourtant, vous aussi l’avez suggéré… Maintenez-vous vos propos ?

P. H. Je n’ai rien suggéré du tout. J’ai réagi à la proposition formulée par le président de la République en indiquant qu’il fallait cesser de parentaliser l’enfant, de la starifier. Ce n’est pas à Leonarda Dibrani qu’il faut s’adresser, mais aux parents. A eux de savoir s’ils veulent saisir la proposition qui leur est faite pour l’avenir de leur fille.

Ensuite, la jeune fille peut être accueillie en famille d’accueil, en internat. Et retourner auprès de ses parents à chaque période de vacances. Je vous indique que cette situation correspond au cas de nombreux jeunes gens aujourd’hui.

Marie. Prôneriez-vous l’ouverture pure et simple des frontières ?

P. H. Les migrations ne s’abordent pas selon une vision binaire. On ouvre tout, ou en ferme tout. A l’époque de la mondialisation c’est un peu plus complexe que cela. Je suis favorable à une politique migratoire maîtrisée de partage et de développement. Il y a des règles de droit que nous devons respecter en matière d’asile, de migration familiale.

Il faut déconstruire les représentations fausses autour de cette question. Savez-vous quel est pourcentage de migrants par rapport à la population mondiale ? 3%. Et encore faut-il préciser que ces migrations sont d’abord des migrations Sud-Sud. Seul un tiers migre du Sud vers les pays de l’OCDE.

Michel. Vous parlez de déconstruire les représentations fausses. Je suis en accord avec vous, mais ne croyez-vous pas que les associations d’aide aux migrants et/ou l’extrême gauche ne participent pas à la binarisation de ces phénomènes de migrations ?

P. H. Vous renvoyez à un impensé de la gauche en matière migratoire. Le débat n’a pas eu lieu. Du coup, on a, soit une posture morale, soit une posture pragmatique. Il faut sortir de ce piège. Soit en parler tout le temps, et hystériser la société française, comme le fait la droite, soit n’en parler jamais, comme le voudrait une partie de la gauche. Il est urgent de modifier les lois en matière migratoire, dont le socle est le même depuis plus de dix ans.

Michel. Quelles solutions sont à envisager afin de garantir une réponse administrative dans des délais raisonnables ? Réforme du droit ? Des voies de recours ? Augmentation du personnel ?

P. H. Il faut garantir un système juste et équitable à l’ensemble des demandeurs d’asile dans des délais raisonnables (neuf mois à un an, tout compris). Evidemment, réformer suppose aussi des moyens matériels et humains à l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides), des créations de places d’accueil (par transformation des places d’urgence existantes), les moyens de l’accompagnement. Avec un peu de courage, nous pouvons faire cela sans alourdir la facture, et en rendant acceptable le système pour la majorité des Français.

Lionel. J’aimerais savoir ce que vous pensez du rapport sur son éloignement, où l’on dit que son père ne cherchait pas de travail, alors que le récépissé (APS, Autorisation provisoire de séjour) ne le lui permettait pas ?

P. H. J’ai lu cette observation de l’IGA (Inspection générale de l’administration ). Je vous précise que pour accéder à un titre de séjour au titre de la régularisation, il faut avoir dans son dossier des promesses d’embauche. Je pense que la rédaction de l’IGA est maladroite.

Point de vue. La France peut-elle accueillir toute la misère du monde… sachant qu’elle en a déjà pris sa part ? Ne peut-on pas aider les étrangers mais chez eux…

P. H. Non, mais elle doit en prendre sa juste part. Quant à la question du développement, cela suppose de ne pas se payer de mots et d’avoir des moyens. Le montant de l’aide au développement n’a cessé de diminuer depuis plus d’une décennie. Et sur ce point, je vous précise que les transferts de devises des migrants vers leur pays d’origine sont plus importants que le montant global de l’aide au développement apporté par les Etats.

Michel. Ne pensez-vous pas que «l’entre-deux», ni-régulariser, ni-expulser est volontaire de la part des gouvernants ? Ménager la chèvre et le chou et surtout les associations ?

P. H. Les responsables politiques prennent souvent la posture sur ces questions. La loi a été modifiée à cinq reprises, entre 2003 et 2012. Mais la gouvernance durant cette période a été une vraie catastrophe. L’erreur de la gauche a été de ne pas vouloir en parler, ni surtout de travailler sérieusement à des scénarios alternatifs, d’être timorée. Dès lors, il ne faut pas s’étonner que cette question lui revienne comme un boomerang.

21 octobre 2013 

Source : Libération

 

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