François Gemenne, spécialiste des migrations, est intervenu à la convention sur l’immigration de l’UMP. Plaidant pour que les politiques migratoires s’appuient sur des données empiriques plutôt que sur des fantasmes, il a été fraîchement accueilli. Il revient sur ses analyses.
Le 12 décembre, l’UMP a organisé une grande convention sur l’immigration. Invité à y participer, François Gemenne, chercheur spécialisé sur les questions de gouvernance mondiale des migrations et de l’environnement (à Sciences Po et à l’université de Liège et Versailles), a accepté de revenir sur l’accueil (houleux) qu’il a reçu de la part des militants. Pour lui, beaucoup des 41 propositions mises sur la table par Jean-François Copé sont purement “symboliques”.
Vous êtes intervenu en tant qu’expert à la convention nationale de l’UMP sur l’immigration. Pouvez-vous nous raconter les circonstances de votre intervention et l’accueil qui a été fait à votre propos ?
François Gemenne – J’avais été invité pour évoquer les grandes tendances mondiales des flux migratoires, et je dois dire que j’avais été très positivement surpris par cette invitation : il n’est pas courant qu’un chercheur soit invité par un parti politique pour présenter un éclairage sur ces questions. D’autant plus que j’avais été très critique des positions adoptées par l’UMP sur l’immigration. Mon intervention était placée au sein d’un panel composé de cadres du parti, à la suite de la présentation de la politique canadienne d’immigration par un ministre-conseiller de l’ambassade du Canada. J’ai présenté rapidement les grandes dynamiques migratoires mondiales, les chiffres-clés de l’immigration en France, et j’ai plaidé pour que les réformes proposées par l’UMP s’appuient sur ces réalités empiriques de l’immigration, plutôt que sur des symboles ou des fantasmes. Quelques militants m’ont applaudi, mais la plupart étaient manifestement très mécontents de mon intervention et l’ont fait savoir, ce qui a contraint les organisateurs de la convention à intervenir à deux ou trois reprises. Je m’y attendais un peu, mais ce qui m’a surpris, c’est que les militants ne huent pas seulement certaines de mes positions, mais parfois les statistiques elles-mêmes ! Quand je signale que le nombre de titres de séjour accordés en France est stable depuis 2006 et que les militants s’énervent, cela montre le fossé entre la réalité de l’immigration et la perception de celle-ci.
Mais malgré cet accueil chahuté, je reste reconnaissant aux responsables de l’UMP pour leur invitation : je plaide depuis longtemps pour que les responsables politiques échangent davantage avec les chercheurs sur ces questions. Dans ce cadre, l’invitation de l’UMP fait preuve, je trouve, d’ouverture d’esprit et d’un certain sens du débat, puisque j’imagine que les cadres du parti savaient que mon discours n’était guère susceptible de plaire aux militants.
Jean-François Copé veut opter pour une politique d’immigration par points comme celle qui est pratiquée au Canada. Quel regard portez-vous sur ce système ? Est-il importable en France ?
J’ai déjà dit qu’il me semblait que le Canada et la Nouvelle-Zélande étaient les deux seuls pays industrialisés à avoir maintenu une politique migratoire relativement ouverte, claire et réaliste. Donc, bien sûr, je souhaiterais qu’une telle politique puisse aussi être importée en France. Mais il faut bien comprendre que la politique d’immigration canadienne, ce n’est pas uniquement le système des points : c’est aussi, notamment, un engagement fort de l’Etat pour la diversité et dans la lutte contre les discriminations. En France, nous en sommes encore très loin. On ne peut pas à la fois vouloir du système canadien et stigmatiser systématiquement les musulmans sous le couvert de la promotion de la laïcité, par exemple. Le Canada a pleinement embrassé le modèle multiculturel, qui reconnaît les droits et les identités des minorités, tandis que la France reste ancrée dans un modèle encore largement assimilationniste.
Les 41 propositions avancées par l’UMP (comme la suppression de l’aide médicale d’Etat, la fin du droit du sol, la réduction du regroupement familial ou bien encore la réforme du droit d’asile) vous paraissent-elles réalistes ?
Non. Beaucoup sont des mesures purement symboliques, qui visent avant tout à satisfaire un électorat et des militants échaudés par le Front national et ne résolvent aucun problème. La réforme du droit du sol, par exemple, est assez symptomatique. Idem pour la proposition d’émettre une réserve sur l’interprétation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Par contre, d’autres propositions me semblent aller dans le bon sens : celle de mettre en place une conférence nationale sur l’immigration, et bien sûr celle de réduire drastiquement les délais de la procédure d’asile. Aujourd’hui, le délai moyen de traitement d’une demande d’asile est de 20 mois : réduire ce délai est une priorité absolue.
Comment expliquez-vous la surenchère de la droite sur l’immigration depuis le début des années 90 ?
Je ne suis pas sûr d’être le mieux placé pour l’expliquer, mais cela correspond à la période à partir de laquelle l’extrême droite a commencé à imposer son agenda sur le thème de l’immigration. Dès lors que tant la droite que la gauche avaient accepté l’idée, imposée par le Front national, que l’immigration était un problème auquel il fallait apporter des solutions, la droite n’avait plus d’autre choix que de courir après l’extrême droite.
Pourquoi l’immigration continue d’être perçue comme un problème par la classe politique française ?
Je pense qu’il y a trois raisons à cela, que je classerais ainsi par ordre croissant d’importance : la première tient à la très grande concentration géographique de l’immigration en France. La plupart des immigrés habitent en Île-de-France ou dans la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, et souvent en banlieue, ce qui peut créer une distorsion entre les réalités statistiques de l’immigration et leur perception au niveau local. La deuxième raison, c’est ce que j’appelle le paradigme de l’immobilité. La classe politique française continue à penser que dans un monde idéal, chacun resterait chez soi et n’éprouverait pas le besoin ni l’envie d’émigrer. Elle n’a pas encore accepté l’idée que la migration était à la fois un phénomène structurel et un droit fondamental, qui traduit aussi, d’une certaine façon, les inégalités du monde – et permet, parfois, de les réduire un peu. Enfin, il y a l’impact de la répétition comme prédiction créatrice : à force de répéter partout que l’immigration est un problème, elle devient un problème.
16/12/2013, David Doucet
Source : lesinrocks.com